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Cézanne contre les professeurs et les historiens

Pas un texte sur l’art moderne qui ne démarre de Cézanne, ne renvoie à Cézanne, ne tourne autour de la « problématique cézannienne ». « Le Bon Dieu de la peinture », « le primitif d’un art nouveau »… Pourtant, il n’existe pas beaucoup d’exégètes à proprement parler, de son œuvre. Infiniment moins, par exemple, que de Picasso. Vous-même, qui avez traité très largement de la peinture moderne – notamment dans L’Enseignement de la peinture – n’avez considéré que l’après-Cézanne (Matisse, Mondrian, Malevitch). On est nombreux à attendre votre Cézanne. Il y a bien une raison à cela…

J’ai été à plusieurs reprises amené à constater qu’en dehors d’un cercle très restreint d’artistes et encore plus restreint d’amateurs, l’intérêt pour l’œuvre de Cézanne ne dépasse pas généralement la curiosité que tout un chacun porte vaguement à toute célébrité que le temps transforme en vedette. Les foules qui se pressent aux expositions des impressionnistes ne vont pas chercher à comprendre ce que, à travers la peinture, un certain nombre d’hommes ont tenté d’exprimer et de réaliser, elles vont s’assurer que tout peut finalement rentrer dans l’ordre du lieu commun qui les anime. La chose est encore plus ambiguë en ce qui concerne l’intérêt que les artistes, les amateurs et les curieux portent à l’œuvre de Paul Cézanne ; au fond, tous n’ont rien de plus pressé que d’en faire un grand maître soigneusement casé dans l’ordre de leur culture et de leur histoire. Je dirai qu’avec le temps la haine du tempérament artistique se transforme en cette sorte d’ambivalence de sentiments dont témoigne, à travers les expositions rétrospectives et l’organisation muséologique, la culture historique. Paul Cézanne dira lui-même : « Ces gens-là voient bien, mais ils ont des yeux de professeur ». Dans un essai intitulé « L’utilité et l’inconvénient des études historiques », Nietzsche écrit à peu près ceci : « Si nous prenons l’exemple le plus simple et le plus fréquent qu’on puisse imaginer, les natures anti-artistiques ou douées d’un faible tempérament artistique, armées et équipées d’idées empruntées à l’histoire monumentale de l’art, et si l’on se demande contre qui ces natures dirigeront leurs armes, on peut constater qu’elles dirigeront d’abord leurs armes contre leurs ennemis héréditaires (il y va en effet quelque part de l’hérédité), les tempéraments artistiques fortement doués, c’est-à-dire ceux qui sont seuls capables d’apprendre quelque chose dans les événements historiques ainsi présentés, capables d’en tirer partie pour la vie et de transformer ce qu’ils ont appris en une pratique supérieure. » La transformation d’œuvres vives en curiosités historiques et muséologiques, n’a selon moi pas d’autre objectif. Puisque vous m’encouragez à parler de moi, je dirai que la réputation que l’on me fait de dissident et/ou de provocateur, est d’abord due à la façon dont est ressenti le rapport que j’entretiens avec l’art et la littérature modernes. Si je me crois constamment obligé de préciser que mon discours critique se fonde sur mon expérience du langage poétique, n’est-ce pas d’abord pour marquer que ce qui essentiellement continue à faire provocation, c’est la vie d’une activité capable de transformer les événements culturels historiques en une pratique supérieure ? Selon moi, c’est à cela et à cela seul que peut se mesurer un discours critique et/ou analytique. Les pensées et les sensibilités normatives bien entendu non seulement n’y trouveront pas leur compte (que leur importe ceux qui sont encore prisonniers dans le devenir et le vouloir) mais elles perçoivent très bien qu’un tel type d’activité ne peut que nuire au bon rendement de leurs placements et de leurs intérêts. Ces pensées et ces sensibilités normatives, ce sont effectivement les natures anti-artistiques (historiens, universitaires, muséologues) ou douées d’un faible tempérament artistique (collectionneurs, amateurs et artistes aussi bien), bref tous les spécialistes dont Nietzsche nous dit que « leur instinct leur apprend que l’on peut tuer l’art par l’art ». Je développe tout cela parce que vous me demandez comment il se fait que je n’ai toujours rien écrit sur Paul Cézanne. On ne se situe pas impunément là où je me situe. À peine avais-je publié mon essai sur Lautréamont que se levait la marée noire des intérêts universitaires et historiques, même chose pour mon approche de Matisse. Ce n’est jamais, je peux bien vous l’avouer, sans une certaine crainte que je publie le dialogue que j’entretiens avec telle ou telle œuvre qui me tient particulièrement à cœur (comme on dit). Si j’ai jusqu’à maintenant plus volontiers écrit sur l’art contemporain c’est que j’ai l’assurance dans ce domaine de ne soulever que des intérêts mercantiles qui au fond me touchent peu. Ce qui de l’œuvre de Cézanne ou de l’œuvre de Sade me permet de créer et de vivre restera encore quelque temps dans mes tiroirs. Pure et égoïste précaution pour… ma sensibilité.

Un jour, d’une façon assez polémique, vous avez déclaré que toute la peinture moderne était encore dans l’atelier de Cézanne. Boutade ou pas boutade ? De toute façon, quel en est le sens ?

Cette déclaration n’a selon moi rien de polémique. Je la reprends telle quelle : toute la peinture moderne est encore dans l’atelier de Paul Cézanne. Je ne vois d’ailleurs pas pourquoi elle devrait en sortir, elle ne trouvera nulle part ailleurs de meilleure compagnie. Mais ici encore j’ai un point de vue peut-être un peu particulier. Je suis en effet aujourd’hui tout à fait incapable de dire si c’est l’œuvre de Paul Cézanne qui m’a permis de comprendre l’art moderne et contemporain ou si c’est l’art moderne et contemporain qui m’a permis de comprendre ce qu’il en était de l’œuvre de Paul Cézanne. C’est en ce sens si vous voulez que je peux déclarer que pour moi toute la peinture moderne est dans l’atelier de Paul Cézanne. Ici encore évidemment c’est toujours de moi que je parle et cela n’intéresse pas forcément les foules. Pourtant je ne vois pas d’autre possibilité d’aborder une œuvre comme celle-là. Les résistances qu’elle a rencontrées et qu’elle rencontre encore implicitement sont liées au sens qu’elle porte. Je dirai même que la plupart des travaux, expositions et commentaires qui sont consacrés à l’œuvre de Paul Cézanne n’ont d’autre objectif que d’en oblitérer le sens. Pourtant, la peinture moderne a vécu et continue à vivre de la signification et du sens que Cézanne a donnés à la peinture. Lorsque Cézanne se défend pour qu’on ne lui mette pas « le grappin dessus », ou lorsque apprenant que ses toiles commencent à se vendre il déclare que l’on « prépare un mauvais coup », il entend bien que l’on essaie de faire passer quelque chose qui oblitérera le devenir et le vouloir dont sont œuvre est la réalisation. Pour comprendre cela, il faut se demander quelle est la place que cet artiste a voulu occuper dans l’univers. Il faut se demander cela en regardant un de ses tableaux et en ayant à l’esprit ce qu’il confie à Joachim Gasquet : « Quand je songe à ces premiers hommes qui ont gravé leurs rêves de chasse sous la voûte d’une caverne ou à ces bons chrétiens qui ont peint leur paradis à fresque sur la paroi des cimetières, qui se sont faits, qui se sont tout fait, leur métier, leur âme, leur impression. [Je voudrais] être ainsi devant un paysage. En dégager la religion… », et encore : « La délicatesse de notre atmosphère tient à la délicatesse de notre esprit. Elles sont l’un en l’autre. La couleur est le lieu où notre cerveau et l’univers se rencontrent. C’est pourquoi elle apparaît toute dramatique aux vrais peintres. » Et encore : « Il y a une logique colorée, parbleu. Le peintre ne doit obéissance qu’à elle. » Et encore : « Si je fais par le mystère de mes couleurs partager ce frisson aux autres, n’auront-ils pas un sens de l’universel plus obsédant peut-être, mais combien plus délicieux ? », et encore : « Les mots, les couleurs ont un sens. Un peintre qui sait sa grammaire et qui pousse sa phrase à l’excès, sans la rompre, qui la calque sur ce qu’il voit, qu’il le veuille ou non traduit sur sa toile ce que le cerveau le mieux informé de son temps a conçu et est en train de concevoir. » La peinture moderne est encore dans l’atelier de Cézanne et ce sans exception parce qu’elle a encore à travailler et à comprendre la logique et la place de son sens religieux (lumineux, coloré) de l’universel. Il semble que tous les commentateurs et tous les historiens aient eu quelques scrupules à aborder la question de Paul Cézanne catholique pratiquant, et que aujourd’hui encore sur ce point on traite l’artiste avec la même désinvolture condescendante que l’on a pu tout d’abord traiter sa peinture. Je l’ai déjà dit, je le répète, l’art moderne et contemporain est lié à la question de la crise religieuse à l’intérieur de laquelle se débattent les institutions. Lorsque Paul Cézanne dit que la religion est pour lui une hygiène morale, on peut aussi se demander ce qui pour la peinture moderne et contemporaine occupe aujourd’hui la place de la religion ? Mais qui répond ? C’est aussi pour cette raison, c’est pour toutes ces raisons que la peinture moderne n’est pas prête de sortir de l’atelier et de la tête de Cézanne !

Au fait, ce clivage institutionnalisé dans l’histoire de la peinture en un avant et un après Cézanne (avant, la peinture illusionniste, après, la peinture qui dit sa vérité propre…), est-il toujours opérationnel ? Toujours aussi net à désigner ?

Oui. Mais je ne vois pas pourquoi vous dites que ce clivage est institutionnalisé. Cézanne est à mon avis tout à fait justifié de dire qu’il a manqué aux impressionnistes « un maître et des idées », de trouver les paysages de Renoir « cotonneux » et Manet « pauvre en sensations colorantes ». Il faudrait bien entendu ajouter que toute œuvre véritable fait clivage dans la mesure où elle se donne la possibilité de penser et de résoudre dans sa propre réalisation la crise qui l’a produite. Alors elle fait clivage et par la même occasion, comme Nietzsche le met bien évidence, « monument », mais combien y a-t-il d’œuvres que l’on puisse dire monumentales ?

Les effets formels. Sans doute à cause d’une prédominance structuraliste dans notre critique d’art, ce sont eux surtout que l’on a retenus. De ces effets, il y a ceux qui furent exploités par les générations suivantes, ceux qui furent même fétichisés, et puis peut-être ceux qui furent négligés. Quels sont ceux surtout auxquels votre œil s’attarde ?

Je n’irai pas jusqu’à dire qu’il y a en France une critique d’art à prédominance structuraliste. La critique d’art en France reste dans son ensemble ce qu’elle a toujours été, au mieux philosophique ou sociologique. Le formalisme dans le domaine de l’histoire ou de la critique d’art que l’on peut trouver maladroitement articulé çà et là, vient des Etats-Unis et est directement pillé, sans aucune autre originalité, chez Clement Greenberg. Relisant récemment la série d’articles sur la peinture aux États-Unis que j’ai publiée il y a aujourd’hui onze ans dans Les Lettres françaises je dois bien reconnaître que j’étais moi aussi alors en partie tombé dans ce panneau-là. Je m’en suis remis assez vite. Le malentendu, le succès du malentendu formaliste qui constituera toute l’histoire de l’art moderne et contemporain, est le fait d’esprits timides et respectueux plus intéressés à établir et à borner l’histoire qu’à en questionner la vitalité. Selon un préjugé évolutionniste vulgaire, les œuvres, académiquement, doivent s’engendrer et se remplacer en se suivant. De ce point de vue, sous prétexte qu’il fait suite à Cézanne et qu’il s’en réclame, le Cubisme est censé représenter un progrès par rapport à la réalisation cézannienne. L’absence d’esprit critique juxtapose ainsi des œuvres sans s’inquiéter du rapport qu’elles entretiennent avec le sujet du procès historique qui les fonde. Le Cubisme radicalisant de façon schématique un des aspects du procès cézannien (la mise en évidence de l’ordonnance spatiale), va ainsi évacuer toute la problématique proprement métaphysique de la fonction des « sensations colorantes » et de leur « logique » dans l’œuvre de l’artiste. Et l’on peut dire que même Matisse, qui en eut pourtant le pressentiment, n’a pas donné à cet aspect fondamental de l’œuvre de Cézanne sa véritable dimension. C’est assurément aujourd’hui cet aspect de son œuvre, aussi bien que de l’œuvre des autres artistes, qui me retient. Qu’en est-il de la pensée dans sa fonction colorante ? Qu’est-ce qui donne à cette fonction sa véritable dimension ? Comment distinguer cette fonction colorante de la barbouille dont certains voudraient nous convaincre qu’elle en tient lieu ? Qu’en est-il enfin de la métaphysique en peinture ? On en apprend beaucoup sur ce point si l’on rapproche une œuvre de Cézanne de son modèle, c’est-à-dire si on cherche à en comprendre le motif. Par exemple si l’on rapproche le portrait de Madame Cézanne dans la serre (Metropolitan Museum, N. Y.) que Venturi donne pour avoir été peint aux environs de 1890, de la photo qui fut faite de la même Madame Cézanne autour de 1900. Dans un important essai consacré aux « Pommes de Cézanne », Meyer Schapiro écrit : « Il est clair que la nature morte en tant que thème pictural relève d’un champ d’intérêt extérieur à l’art, comme le paysage, la scène de genre ou le portrait. » C’est cette extériorité qui selon moi travaille l’art du peintre, extériorité lumineuse venant dans la touche de la sensation colorante, fonder par le motif (et par la motivation) l’hétérogénéité de tout modèle. Meyer Schapiro écrira encore : « En peignant des pommes il pouvait, grâce à leur couleur et leurs dispositions, exprimer un registre d’état d’âme plus étendu, depuis la sévère contemplation jusqu’à la sensualité et l’extase. » L’intelligence alors se fixe sur les raisons qui font que dans de telles œuvres, l’œil ne s’attarde que pour se perdre. Je suis aujourd’hui particulièrement intéressé à faire surgir tout ce que le rationalisme scolaire de la critique formaliste a évacué et ce, à travers ce que je nommerai la picturalité. Rien n’a été fait dans ce domaine.

Il y a un Cézanne moins bien apprécié que le Cézanne pré-cubiste, c’est le Cézanne expressionniste. Cf. par exemple le sentiment que l’on retire de la lecture de Venturi. Pourquoi ce tri dans les différentes composantes d’une personnalité.

Toute la question est là. L’historien, l’universitaire et les tenants de la pensée normative veulent que Cézanne produise des tableaux. Je dirai que c’est là une politique qui consiste à diviser pour régner, et que cette politique n’est pas le moindre des symptômes de la critique formaliste telle qu’elle nous vient des États-Unis. Ce n’est pas un hasard si cette exposition thématique de Cézanne nous vient de New York [Cézanne, les dernières années (1895-1906), New York, Houston, Paris, 1977-1978]. On peut entre parenthèses s’étonner que ce soit aux Américains que revienne l’initiative d’une exposition Cézanne… mais c’est sans doute que les conservateurs français ont la tête ailleurs… quelque part entre Paris et Moscou… je me demande pourquoi. Bref cette division thématique d’une œuvre, dont le musée Guggenheim nous a fourni un exemple aussi explicite que possible avec l’arbitraire prélèvement d’une partie de l’œuvre de Mirò, est le fait de ces universitaires et de ces professeurs qui comme le dit Cézanne ne voient qu’avec « des yeux de professeurs ». Depuis déjà pas mal de temps pour tout ce qui concerne la peinture moderne et contemporaine, on ne se contente plus de préparer les mauvais coups, on les réalise. Trancher dans l’œuvre d’un artiste ne renvoie évidemment pas à l’ordonnance signifiante de l’œuvre de cet artiste mais au schéma plus général de mise en place historique de celui ou de celle qui opère cette amputation. Pour être moins spectaculaire cette pratique peut-être objectivement comparée à celle qui consisterait à découper un tableau pour en constituer deux ou trois autres. Le débat théorique porte ici sur le fond de la problématique historique, critique et analytique. L’ordonnance thématique ou stylistique d’une œuvre supposer que de quelque façon cette œuvre soit appréhendée comme élément d’une structure générale qui la surdétermine, qu’elle participe d’une façon ou d’une autre à un code normatif où elle trouve sa finalité, bref qu’il y ait une théorie générale de l’art capable de transcender toutes les particularités artistiques. En ce qui me concerne, je pense qu’il y a autant de systèmes et de théories qu’il y a d’œuvres, et que les particularités thématiques ou stylistiques de telle ou telle œuvre ne sauraient leur sens en dehors de l’ensemble que constitue la chaîne spécifique de cette œuvre.

Sélectionner les dernières toiles de Cézanne et exclure les premières ne peut se faire qu’au détriment de ce qui qualifie et spécifie l’œuvre de l’artiste. C’est-à-dire au bénéfice d’une conception de l’histoire, déformant les faits et les événements pour mieux les adapter à son analyse. Des toiles aussi célèbres aujourd’hui que Les Grandes Baigneuses de Londres et de Philadelphie, que le portrait de Madame Cézanne dans la serre du Metropolitan Museum de New York, que le portrait du Fils de l’artiste, Paul Cézanne de la National Gallery de Washington, que le portrait d’Ambroise Vollard, ne trouvent leur qualité et leur sens que dans une chaîne qui comprend aussi bien La Madeleine du Louvre, Le Nègre Scipion du musée de Saõ Paolo, Le Rapt, La Moderne Olympia du Louvre et l’admirable Femme étranglée (que Venturi date de 1870-1872), pour ne pas parler du portrait du peintre Achille Emperaire (que Venturi date de 1867-1868). Seul l’ensemble de la production de Cézanne peut donner sens aux parties (styles, thèmes, manières, séries, tableaux) qui constituent cet ensemble, si l’on veut comprendre ce qu’il en est du génie monumental de cet artiste, en aborder la vie active. Lorsque Cézanne dit : « Il n’y a que la force initiale id est le tempérament qui puisse porter quelqu’un au but qu’il doit atteindre », ne reconnaît-on pas la voix qui porte et traverse l’œuvre tout entière du peintre ? Le sens d’une œuvre aussi tranchante et déclarative que celle de Paul Cézanne ne saurait être qu’interne à l’œuvre, sauf à ce qu’une histoire qui n’est pas la sienne tente de lui mettre le grappin dessus.

Réponses à des questions de Catherine Millet. Art Press n°18, mai 1978.