L’homme est libre de jouir singulièrement

 

Qu’est-ce que ça peut être dans la littérature ou dans la peinture, l’érotisme ?

Il n’y a pas de l’érotisme, il y a des érotismes. La littérature, la peinture et les images, ce n’est pas la même chose. Vous avez une sous-littérature de consommation et des images de consommation qui n’ont d’autre objectif que de faire entrer la singularité érotique dans la norme de l’érotisme général, socialement convenu, propre à tel ou tel type de groupe humain.

Au-delà de ça, si vous lisez Proust, Baudelaire, si vous considérez Le Sommeil de Courbet, ou l’Olympia de Manet, ou Le Nu bleu de Matisse..., vous êtes seul en face de ce qui se lève de vivant, de tremblant et de troublant pour vous. Autrement dit, vous êtes en situation de vous donner une chance de découvrir ce qu’il peut en être de votre propre érotisme.

Un jour, Céline Galliot a dit : « Je vais faire une revue de cul... », puis « érotique », puis « sur le sexe », mais tout le monde a dit que c’était une revue porno. Comment la voyez-vous ?

Je dirai que c’est une revue où le sexe fait question, où le sexe fait problème, ce qui est sans doute un phénomène propre à notre époque. Nous vivons dans une société française plutôt riche, quoi qu’on en dise, où les gens ont un nombre de richesses diverses considérable. Les tabous sont, paraît-il, tombés, les rapports entre individus devraient être plus faciles, ils n’ont jamais été aussi compliqués, à tel point que toute forme de reconnaissance propre, individuelle, toute pensée, toute jouissance semblent inaccessibles et que le groupe social apparaît à tout moment prêt à se dissoudre dans la violence qui le nie. Devant une telle situation, ce qui, me semble-t-il, doit nous occuper, c’est la façon dont les pays démocratiques s’emploient à maintenir la cohérence sociale indispensable à leur bon fonctionnement, au bon fonctionnement de l’économie. Il est assez évident que nos sociétés sont conscientes de ce disfonctionnement de l’individu et qu’elles s’emploient à le résoudre – qu’elles s’emploient à résoudre la dissolution des rapports sociaux traditionnels. C’est une fuite en avant où les rapports sociaux qui sont proposés vieillissent avant même de pouvoir s’ossifier. Voyez ce qui s’est passé en moins d’un siècle dans la société communiste !

Dans les pays démocratiques, la logique de développement du système économique entraîne chaque individu à confondre consommation et jouissance – autrement dit, à promouvoir, aussi officiellement que possible, ce qui constitue les données mêmes de la pornographie : consommation sans jouissance – et sans autre liberté, je veux dire sans autre pensée que de consommer toujours davantage. Plus vous consommez, plus vous vous endettez, plus la jouissance que vous devriez éprouver en consommant se trouve hypothéquée et problématique, voire angoissante.

Au demeurant, sous la forme de spectacle intégré, la société de consommation ne manque pas de proposer l’angoisse et la névrose elle-même comme objets de consommation – les psy-shows télévisés ne font rien d’autre, en proposant pornographiquement à la consommation les névroses du consommateur, que d’établir une norme de la misère subjective, un mode convenu de la névrose. Ainsi, je parviens parfaitement à me convaincre que la souffrance et la misère (fussent-elles économiques) n’ont rien de singulier et qu’étant en somme un clochard comme les autres, je perdrai mon temps à m’occuper de ma clochardisation, à ne pas m’accepter tel que je suis, puisqu’il s’agit d’un phénomène propre à tout le monde, je n’ai pas à me préoccuper de mon propre malheur.

C’est bien aussi de se rendre compte que l’on est malheureux...

C’est très bien, à condition d’utiliser cette conscience pour ne plus l’être. Que l’on ne reste pas malheureux, parce que c’est une convention, un fait propre à tout le monde, et qu’en conséquence il n’y a pas à se préoccuper de pourquoi on est malheureux.

Dans votre dernier roman, La Vie à deux ou trois, vous vous interrogez sur le comment vivre aujourd’hui lorsque « le tout permis s’oppose absolument au tout possible ». Qu’est-ce que le tout permis et qu’est-ce que le tout possible ?

Le tout permis c’est, disons d’abord, des transformations de la législation au cours de ce siècle, une publicité tout à fait officielle (une grosse publicité), des regroupements quasi institutionnels de minorités sexuelles (avec la propagande que cela suppose), qui ont pour conséquence une transformation totale de la mentalité et de la vie intime de chacun : ça c’est le tout permis. Mais c’est un tout permis d’un aspect particulier. Sous forme de publicité véhiculée par le média le plus vaste et le plus populaire qu’on puisse imaginer, c’est-à-dire la télévision, on vous laisse, en effet, penser que tout est permis puisqu’on vous en offre le spectacle. Mais bien entendu, cet aspect de la permissivité ne concerne pas l’homme comme singularité, mais comme généralité, autrement dit comme matière première. Quand l’homme se considère comme matière première, tout est permis à la matière première et tout est interdit à l’homme, et d’abord d’être cet homme singulier susceptible de penser la matière et de jouir de cette pensée.

Le tout permis participe aujourd’hui d’une convention comme une autre, parce qu’en réalité, tout est proprement impossible et interdit, et ce, parce qu’à chaque fois qu’un individu se trouve dans une semblable situation, il est inévitablement entraîné à s’identifier mécaniquement avec une communauté et à disparaître, à s’annihiler à l’intérieur de cette communauté.

L’auteur d’une biographie récemment publiée sur Jean Genet déclare : « Comme Rimbaud, Genet était homosexuel. » C’est là un exemple type de discours propre à une forme de pensée conventionnelle. Si Rimbaud était homosexuel, il ne l’était pas comme qui que ce soit d’autre. Il est Rimbaud et témoigne d’abord d’une sexualité qui ne saurait s’appeler autrement que Rimbaud.

Philippe Sollers écrivait dans l’un de ses articles à propos de Femmes : « Pourquoi lit-on des romans : pour se renseigner sur les situations sexuelles. » Et vous ?

Ce n’est pas à moi à répondre des déclarations de Sollers. Ce que moi je crois, c’est qu’on lit des romans parce que toute jouissance est romanesque, parce qu’on perçoit sa propre jouissance, très inconsciemment bien entendu, comme romanesque. Le gros problème et le gros malentendu, c’est que le « tout permis », c’est le tout permis de la machinerie sexuelle, et c’est le tout interdit de la jouissance. Ça suppose une énorme difficulté et une énorme résistance à convenir de sa propre jouissance, qui, en fait, se satisfait du spectacle de l’acte qui devrait aboutir à une jouissance en confondant la jouissance sexuelle avec le spectacle de l’acte sexuel. C’est de la misère au troisième degré.

À partir du moment où un être humain est parfaitement conscient de la singularité de sa jouissance, il ne peut plus se reconnaître dans aucune particularité sexuelle.

Dans le fond, la question qui ne cesse de soulever toutes ces affaires, c’est celle de la liberté. On veut croire alors qu’une bonne législation donnerait une bonne liberté... Or, il n’y a pas de la liberté, il y a autant d’individus que de libertés, comme il y a autant de jouissances qu’il y a d’individus. On naît dans de la loi, dans de la norme et de la contrainte, forcément inadaptées, c’est donc à chacun de gérer sa liberté en gérant ces données initiales.

Ce siècle est marqué essentiellement par la psychanalyse et l’image ; chacune a révélé des connaissances importantes sur l’homme, qui, aujourd’hui, semblent plus porter une problématique obsessionnelle et destructrice. Une fois de plus, on est dans l’excès.

Il faut s’entendre sur l’image. Lorsque l’on parle d’image, cela désigne l’image mécanique surdéterminée par la technique et non l’image créative, la peinture, l’art. Le rapport que l’on entretient à l’image, à la reproduction non singularisée, à travers les normes qu’impose la machine, a une fonction tout à fait particulière : celle de conventionnaliser la jouissance que peut révéler la singularité des rapports qu’un homme entretient avec le monde et ses objets, à travers son propre monde de représentation.

Regardez ce que l’on appelle une image porno. Ce sont des clichés qui tendent à comprendre, à fixer, toutes formes de représentations perverses dans une forme convenue, conventionnelle, valable pour tous. Cet aménagement, cette nouvelle disposition, cette nouvelle forme d’organisation, cette nouvelle convention appelée à gérer les particularités sexuelles en les rattachant à une norme, c’est un signe extrêmement symptomatique que l’on retrouve dans diverses autres activités humaines.

Par exemple, j’ai lu récemment dans Le Monde un article sur les universités américaines intitulé « Le français piégé par le multiculturalisme américain ». Derrière tout ça nous avons la grande vague du « politiquement correct » et la célébration, dite culturelle, de diverses minorités. Sous la rubrique du multiculturalisme, les universités américaines entendent « démocratiquement » dénoncer le pouvoir de la culture occidentale dominante (des blancs, hétérosexuels et mâles) pour mettre en évidence ce que serait, par exemple, une culture propre aux minorités féminines, noires et homosexuelles, et par la même occasion en finir avec la domination et le pouvoir idéologique de l’ethnocentrisme européen. Entendons bien qu’au lieu d’avoir une loi et une majorité légiférante, nous hériterions, du fait de ce multiculturalisme, d’une multitude de lois et d’une multitude de minorités encore plus exclusives et légiférantes. Un professeur dans une université française en poste à New York donne le cas de l’une de ses collègues féministes, qui propose à ses étudiants français de première année une liste d’auteurs composée uniquement de lesbiennes, dans un cours intitulé : « Fondement de la littérature française ». Pour ce professeur, c’est là le seul moyen de compenser l’absence de cette particularité sexuelle pendant des siècles dans les programmes universitaires. Est-il vraiment intéressant de savoir si elles sont lesbiennes ou non ? Et si oui, pourquoi s’en tenir à cette généralité ? Une telle attitude n’a d’autre objectif que de recouvrir, de voiler avec des lieux communs, avec la norme des anomalies, ce dont nous entretiennent dans leur ensemble l’art et la littérature ; à savoir que toute jouissance est singulière. Poésie, roman, peinture, musique ne sont perceptibles que dans la jouissance singulière qui les révèle – et qu’ils évoquent. Comment ne pas comprendre à partir de là que le tout possible est du puritanisme camouflé. Le porno à la télévision, comme la « civilisation » de l’image, c’est du puritanisme camouflé. Ce qui terrorise le plus le puritanisme n’est pas l’organisation de tuyautages sexuels qui fonctionnent plus ou moins explicitement, c’est la fait que ça puisse jouir. Il est intolérable que ça jouisse. Le vrai, le seul scandale est là.

C’est très chrétien tout ça ?

C’est surtout très protestant. Vous pouvez brancher tous les organes sexuels ensemble, vous pouvez obtenir tous les résultats de frétillements physiques que vous voulez, ça ne veut pas dire qu’il y aura jouissance. La culture chrétienne latine est une culture catholique. C’est une culture qui, parce qu’elle reconnaît le péché et qu’elle l’absout, laisse un espace assez riche à la jouissance, un espace mental et spirituel. Le point sur lequel notre société, c’est-à-dire chacun de nous, bute, ce qui est très surveillé, aussi bien en littérature qu’en art, à travers, justement, ce siècle des images, c’est qu’un certain nombre de manifestations humaines témoignent d’une très haute idée de la jouissance.

Vers quoi allons-nous ?

Je crois que nous nous trouvons dans une situation particulièrement difficile où devrait apparaître de plus en plus ce qui fait difficulté à un nombre de plus en plus grand d’individus, le fait que l’on ne sauvera rien de cette société et de cette culture, tant que l’on ne s’emploiera pas d’abord à se sauver soi-même.

On ne pourra jamais vraiment parler de sexualité tant que l’on n’aura pas établi ce qu’il en est de sa jouissance propre. On ne pourra jamais intervenir réellement et sans fantasme dans un contexte politique tant que l’on ne sera pas sûr de son propre gouvernement. Je pense cela très paradoxalement, dans la mesure où le système politique et économique international est aujourd’hui constitué de telle façon que cela ne puisse pas avoir lieu.

Quoi ? Le plus de liberté que suppose la bonne intelligence qu’un homme peut entretenir avec sa jouissance. Question qui se pose particulièrement à l’artiste, n’est-ce pas ? Mais qu’en est-il de cet artiste-là aujourd’hui ? Mais où est-il aujourd’hui l’homme susceptible de savoir d’où lui vient comme jouissance, son euphorie et sa dilatation ?

 

Marcelin Pleynet
Propos recueillis par Céline Galliot et Ivan Péricoli pour Le Sourire Vertical, n°1, avril 1994.