Sur Jean Cayrol


Marie-Laure Basuyaux : Philippe Forest, auteur d'une étude consacrée à la revue Tel Quel situe votre rencontre avec Jean Cayrol en 1955. Est-ce exact ?

Marcelin Pleynet : Peut-être même un peu plus tôt. Je collabore avec lui de manière assez étroite jusqu'en 1962 au moins tout en restant dans la même maison d'édition bien sûr, mais à partir de ce moment-là je m'occupe de la revue Tel Quel et notre collaboration cesse d'être aussi forte. Mais nous étions vraiment très proches, j'ai fait plusieurs voyages avec lui à l'étranger.

M.-L. B. : Pourriez-vous revenir sur le tout début de votre rencontre ?

M. P. : Je lui ai envoyé un manuscrit. J'avais lu Je vivrai l'amour des autres, et je lui ai envoyé une nouvelle, qui n'a d'ailleurs jamais été publiée mais qui a donné lieu beaucoup plus tard à un roman, Prise d'otage, qui fut publié chez Denoël. Je lui ai envoyé une nouvelle et il m'a écrit de venir de le voir.

M.-L. B. : La revue Écrire n'existait pas encore.

M. P. : Non, j'ai assisté à la naissance d'Écrire ; j'ai participé au secrétariat de Cayrol pendant toute cette période et j'ai publié dans le n° 2 d'Écrire.

M.-L. B. : En 1957, toujours d'après Ph. Forest ?

M. P. : Oui, c'était très mauvais, mais c'était gentil et intelligent de sa part.

M.-L. B. : Quel était le titre de ce texte ?

M. P. : Ce n'était pas un texte, mais des poésies. Le premier texte que j'avais envoyé, qui n'a pas été publié et qui était mauvais d'ailleurs, je l'avais envoyé à J.-P. Sartre qui m'avait dit : « C'est très mauvais, mais il faut continuer » ; je l'avais envoyé à J. Cayrol qui m'a fait venir et qui a eu la gentillesse de me montrer en quoi, pourquoi c'était mauvais, ce qui était un extrême avantage pour moi ; c'est quelqu'un vis-à-vis de qui j'ai une dette considérable. À partir de là, il m'a, d'une certaine façon, fait travailler. Nous avons donc été très proches. Il m'a ensuite demandé d'être lecteur pour lui, entre autres, pour la collection « Écrire » ; j'étais en même temps lecteur pour les Éditions du Seuil, puis il m'a chargé de la correspondance des manuscrits de la collection en question, notamment pour les livres refusés.

M.-L. B. : Être lecteur pour Le Seuil, ça n'est pas être lecteur pour Écrire ?

M. P. : C'est-à-dire que Cayrol faisait partie à la fois du comité de lecture du Seuil et était responsable des choix de la collection « Écrire ». Ce que je lisais pour le Seuil passait soit par lui, soit par d'autres éditeurs du Seuil, alors que ceux qui passaient par Écrire ne passaient que par lui.

M.-L. B. : Est-ce que le fait d'être lecteur pour lui dans le cadre de la collection « Écrire » suppose de s'entendre sur un certain nombre d'idées au sujet de l'écriture ou est-ce une liberté totale ?

M. P. : C'était une liberté totale, mais évidemment, s'il me l'avait demandé c'est qu'il y avait quand même entre nous une espèce de communauté d'esprit et de sympathie. En plus, il voulait aussi me permettre de gagner ma vie.

M.-L. B. : Avez-vous gardé des souvenirs de certains des textes que vous avez défendus ?

M. P. : J'ai fait par exemple prendre et publier des poèmes de Denis Roche, qui a par ailleurs fait date comme éditeur au Seuil.

M.-L. B. : Vous rentrez au même moment que lui à Tel Quel.

M. P. : C'est moi aussi qui l'ai fait rentrer à Tel Quel. J'avais eu le manuscrit par deux sources : par Cayrol d'abord, puis par une autre source. Il me paraissait très singulier, et je crois que, d'une certaine façon, ça échappait un peu à J. Cayrol, mais il a été convaincu par la singularité de ces textes et il les a publiés. Je les ai montrés immédiatement à Sollers et ça s'est passé de cette façon.

M.-L. B. : Il me semble que J. Cayrol a parlé de votre recueil, Provisoires amants des nègres, ou qu'il a joué un rôle pour sa parution.

M. P. : Il l'a présenté aux Éditions du Seuil et il l'a fait accepter. C'est passé par lui.

M.-L. B. : Le recueil a porté plusieurs titres différents me semble-t-il.

M. P. : Oui, il y eut un problème avec le titre, personne ne s'était rendu compte que ce titre était quasi littéralement emprunté à Rimbaud. Personne ne l'avait remarqué. Le titre a fait scandale. À cette époque, excepté J. Cayrol, la plupart des poètes des Éditions du Seuil étaient noirs (Senghor, etc.). Paul Flamand était très opposé à ce titre, on m'en a proposé un autre qui était très mauvais : Les Vergers du dehors, quelque chose comme ça. Finalement je me suis fâché, j'ai repris le manuscrit et je suis parti avec. Entre-temps, il se trouve que Paul Flamand, qui était donc directeur littéraire des Éditions du Seuil, déjeune avec René Char et lui raconte ce qu'imaginent ses jeunes auteurs, etc. Et René Char trouve le titre magnifique. Et il a été accepté comme ça. Mais en effet, c'est J. Cayrol qui a fait accepter le volume qui est d'ailleurs paru dans la collection à cadre rouge des Éditions du Seuil, il n'est pas paru dans la collection « Tel Quel » ; alors que tous les suivants ont été publiés dans la collection « Tel Quel ».

M.-L. B. : Claude Durand est-il entré au Seuil à l'époque de votre collaboration avec J. Cayrol ?

M. P. : Non, plus tard. Claude Durand est rentré quand je suis parti, c'est-à-dire à mon avis après 1962.

M.-L. B. : Claude Durand parle d'Écrire comme d'une collection : était-ce bien le cas ? N'était-ce pas plutôt une revue ?

M. P. : Ce n'était pas une revue. C'était un collectif où plusieurs auteurs, prosateurs et poètes, étaient publiés dans chaque numéro, et où certains, surtout les prosateurs, bénéficiaient d'un tiré à part qui faisait un petit volume. C'est ainsi que le premier texte de Sollers qui s'appelait Le Défi est paru dans un petit volume séparé, mais aussi dans le collectif.

M.-L. B. : C'était une formule assez particulière : une collection collective...

M. P. : C'était un « périodique collectif », ce n'était pas une revue, il n'y avait pas de critiques, de chroniques, de choses comme ça.

M.-L. B. : Est-ce que c'est une idée qui a été reprise par la suite ?

M. P. : Non. Je n'ai jamais vu ça. Tout ce qui s'est fait avant ou après, c'était des revues.

M.-L. B. : Ce « collectif » était consacré uniquement à des premières œuvres de jeunes auteurs. Quel rôle a-t-il pu jouer dans le paysage littéraire de l'époque ?

M. P. : Oui, il était consacré uniquement aux premières publications et il a effectivement joué un rôle considérable. Claude Durand, qui est un des grands éditeurs français aujourd'hui, vient de là ; Philippe Sollers dont la réputation n'est pas à faire, vient de là ; Michel Braudeau, directeur de la Nrf vient de là aussi, et d'autres écrivains bien connus aujourd'hui. Cayrol ne s'est pas trompé : non pas un choix « axé », mais un choix de qualité, ou tout simplement, d'éveil.

M.-L. B. : Il me semble que la collection « Le Chemin » est née à la même époque.

M. P. : À mon avis un peu plus tard et sans doute d'ailleurs en fonction de l'existence d'Écrire et de l'existence de Tel Quel.

M.-L. B. : L'idée de Ph. Forest dans son étude de la revue Tel Quel est que la revue Écrire fut le tremplin de Tel Quel...

M. P. : Éditorialement, ça n'est pas si faux.

M.-L. B. : Vous êtes effectivement passé par Écrire avant d'entrer à Tel Quel, mais il y a aussi Jean-Pierre Faye.

M. P. : Philippe Sollers, Jacques Coudol, Jean-René Huguenin...

M.-L. B. : Un certain Michel Maxence ?

M. P. : Qui a complètement disparu, personne ne sait ce qu'il est devenu. Qui d'autre ?

M.-L. B. : Denis Roche publie en 1962, ainsi qu'un certain Boisrouvray ?

M. P. : De Jacquelot du Boisrouvray, oui, qui a disparu lui aussi.

M.-L. B. : Philippe Forrest voit donc dans Écrire une sorte de laboratoire ou de « tremplin », c'est le mot qu'il utilise, pour la revue Tel Quel.

M. P. : C'était une attention particulière de J. Cayrol en effet, comme il le disait lui-même, à la qualité d'une voix, d'une certaine façon. Et cela a produit un certain nombre d'œuvres et d'auteurs. Il faut savoir que Tel Quel se fait sur le succès du premier roman de Philippe Sollers, Une curieuse solitude. Les Éditions du Seuil décident de faire une revue avec Sollers à partir de ça. Parmi ceux qui ont collaboré à Écrire, certains d'entre eux au moins se retrouvent au comité de Tel Quel. Mais la revue Tel Quel doit son existence au succès du premier roman de Sollers.

M.-L. B. : Vous entrez à Tel Quel en 1962.

M. P. : Oui, je commence à y collaborer un peu plus tôt, mais j'y entre en 1962. J'ai un texte qui figure au numéro zéro. C'était très propre à Cayrol de faire que les gens se rencontrent et se parlent entre eux ; donc il me fait immédiatement rencontrer Sollers, comme avant il m'avait tait rencontrer Albert Béguin. J'aurais pu devenir un collaborateur d'Esprit, mais il n'y avait pas d'atomes crochus, ça ne marchait pas ; ça s'est donc passé plutôt du côté de Tel Quel en effet.

M.-L. B. : Philippe Forest, encore lui, dit qu'il y avait dans Tel Quel le « clan » Sollers et le « clan » Hallier, au début en tout cas, deux conceptions de ce qui doit figurer dans la revue.

M. P. : Certainement, mais j'arrive dans la revue et j'en deviens secrétaire de rédaction au moment où Hallier en est exclu.

M.-L. B. : Ma question porte donc sur la première période...

M. P. : Qui englobe les dix premiers numéros.

M.-L. B. : Forest affirme que lorsqu'il y a des mésententes ou des désaccords, il arrive qu'on fasse appel à Francis Ponge ou à Jean Cayrol pour donner un avis et éventuellement arbitrer les choses. Ca ne se passait plus ainsi dès 1962 ?

M. P. : Non. Je pense même que dès le début cela ne s'est pas passé comme ça. Il se peut que Hallier ait fait ça, mais ça n'est pas du tout le genre de Philippe Sollers. Cette revue avait la particularité d'être copropriétaire du titre et tout à fait indépendante. Il y avait un comité de rédaction indépendant des Éditions du Seuil, avec un contrat tout à tait indépendant.

M.-L. B. : Je voudrais interroger maintenant à travers vous la génération à laquelle vous appartenez. Cette génération a été enfant lors de l'Occupation ou a reçu quelque chose de cette période-là, et a eu vingt ans au moment de l'Algérie : cela en fait une génération très particulière, très marquée par ces seuils. Or, ces deux moments ont été particulièrement importants pour J. Cayrol également : la Deuxième Guerre mondiale évidemment, en raison de sa déportation, mais aussi la Guerre d'Algérie, à laquelle il a été très sensible, son œuvre, notamment cinématographique, le prouve. Étaient-ce des sujets dont il parlait ?

M. P. : Oui et non. Ce qui peut sans doute apporter un élément de réponse à cette question, c'est que la nouvelle que je lui avais envoyée, sans d'ailleurs rien connaître de sa biographie - j'avais lu Je vivrai l'amour des autres, mais je ne connaissais rien de sa biographie - était en effet un épisode qui se passait dans un blockhaus après l'Occupation allemande. Il m'a expliqué pourquoi c'était mauvais et comment ça l'était, ce qu'il a fait de façon précise et efficace. Très vite j'ai su ce qu'il en était de son parcours, et même un peu plus que n'en savent les gens en général, mais le discours de Cayrol n'était jamais un discours politique, même au moment de la guerre d'Algérie. C'était, et c'est d'ailleurs ce qui fait qu'on s'est un peu séparés à un moment donné, car j'ai pris des positions politiques assez tranchantes et assez violentes à ce moment-là ; le discours de Cayrol était un discours qui restait constamment, je crois que le mot est juste, « humaniste », profondément humaniste. C'est d'ailleurs les limites à mon avis de cette œuvre dans la société de la seconde moitié du vingtième siècle. Les éléments biographiques sont, et pour l'homme que j'ai connu et pour son œuvre, déterminants. Vous savez qu'il s'engage très tôt dans la Résistance, son frère s'engage également et Cayrol se considérait comme responsable de l'engagement de son frère. Ils sont tous les deux déportés et le frère ne revient pas. C'est là un élément à mon avis extrêmement important. Le passage concentrationnaire de Cayrol ne l'a jamais, jamais quitté. En voyage, on dormait dans la même chambre - j'en arrive à penser qu'il me demandait de l'accompagner parce qu'il ne voulait pas être seul - il se réveillait la nuit en hurlant.

M.-L. B. : À quelle époque était-ce ?

M. P. : Entre 1955 et 1960, nous avons fait plusieurs voyages, en Hollande, en Angleterre, en Écosse, des voyages d'une quinzaine de jours.

M.-L. B. : Dans ses entretiens, il affirme constamment être sorti mentalement des camps quelques années plus tôt. En 1960, il dit en être sorti depuis 1956 ; en 1970, il déplace cette sortie vers 1964, etc.

M. P. : À mon avis, ça vaut pour l'ensemble de sa carrière. Il y a une autre particularité : ses premiers livres ont été publiés à La Baconnière, en Suisse. Il publie au Seuil après guerre. Or, le Seuil est une maison d'édition qui a été fondée pendant la guerre. Pour fonder une maison d'édition pendant la guerre, il fallait déclarer qu'on ne publierait ni communiste, ni juif. Il fallait signer un contrat explicitant cela, sans quoi on n'avait pas le droit de fonder une maison d'édition. Ce qui peut laisser supposer que politiquement, Cayrol vient servir de caution de résistance au Seuil. Il obtient tout de suite le prix Renaudot. C'était une toute petite maison d'édition. Il m'expliquait que lorsqu'il a eu le prix Renaudot, il fut forcé d'aider Flamand avec deux ou trois personnes à faire les paquets pour envoyer les livres aux libraires. Il y a donc deux choses : il y a le camp de concentration, et il y a une culpabilité, très forte. Elle fut, me semble-t-il, entretenue fort longtemps par sa mère, tant qu'elle fut vivante. Cayrol, comme vous le savez, vivait seul avec sa mère dans un village, à Saint Chéron...

M.-L. B. : Claude Durand y habitait aussi...

M. P. : Ainsi que Paul Flamand. Il vivait avec sa mère et la culpabilité a en quelque sorte été entretenue et sans doute été renforcée par la présence de la mère. C'était selon moi l'ordre quotidien de son vécu. Je dirais que l'œuvre a ceci de particulier qu'elle est entièrement déterminée par une vérité existentielle, en qu'en même temps, elle n'est pas existentialiste : elle est humaniste, d'un humanisme malheureux, douloureux et chrétien. Elle participe d'une métaphysique chrétienne.

M.-L. B. : La sentez-vous présente jusque dans les dernières œuvres ?

M. P. : Elle est implicite, au sens d'une culture, non pas d'une pratique. Elle est liée à cette figure de Lazare, figure de la résurrection, mais d'une résurrection assombrie. Ce qui peut expliquer cette pensée c'est qu'il faut aussi assumer de façon chrétienne les camps de concentration alors qu'ils sont impossibles à .assumer en tant que tels. C'est existentiel, c'est une expérience totalement vécue, à la différence du Nouveau roman. On ne peut pas dire que l'œuvre de Robbe-Grillet soit le moins du monde comparable. Chez Cayrol, il faut vraiment poser que c'est le propre d'une expérience et d'une résistance vécue au fascisme qui détermine alors la qualité de l'œuvre et de l'homme. Sans sociologie, telle que vous en avez chez la plupart des auteurs d'essais sur les camps, sans position politique déclarative, et sans autre philosophie. Donc au sens le plus noble du mot une expérience poétique, une expérience poétique, c'est-à-dire habitée de la destruction du monde et de sa résurrection, de sa virtuelle, de sa possible résurrection. Le retour n'a pas à aboutir parce qu'il est constant et il n'est que ce qu'il est : ça n'est pas une eschatologie, c'est au quotidien l'expérience poétique de ce qui sauve. Parce que Cayrol a aussi considéré le fait qu'il vive, qu'il survive, comme un miracle. Chaque objet, chaque légume, la vie dans ce qu'elle a de plus humble voire de plus dérisoire (voyez l'existence quotidienne de Muriel), est un miracle. C'est à ce niveau là que ce fut d'ailleurs aussi profondément chrétien.

M.-L. B. : Que faire alors de toute l'explication de Barthes sur l'œuvre cayrolienne ? De sa description du/contact des objets, de la manière qu'a le Lazaréen de se construire, à partir des objets et non des hommes, de cet anonymat qui vient des camps, mais qui rencontre le Nouveau roman...

M. P. : Il y a une réelle sympathie et une réelle amitié entre Cayrol et Barthes. Barthes publie dans Esprit ses premières chroniques. Peut-être se sont-ils connus à travers Béguin, je ne sais pas. Barthes a certainement voulu marquer la figure de Cayrol dans un cadre littéraire contemporain et il s'est servi de cela pour le faire. Ensuite Barthes s'est engagé beaucoup plus radicalement aux côtés du Nouveau roman puis de Tel Quel.

M.-L. B. : Philippe Sollers, interviewé à l'occasion de l'émission Un Siècle d'écrivains consacré J. Cayrol, a essayé d'inclure le romanesque lazaréen de Cayrol dans une histoire littéraire. Il dessine un mouvement qui partirait de Voyage au bout de la nuit en passant par La Nausée et qui aurait un prolongement dans le Lazaréen de Cayrol.

M. P. : Si on veut trouver une filiation littéraire, ça me semble très juste. À cela près bien entendu que et Le Voyage et La Nausée sont publiés avant la guerre, avant les camps. Vous avez là un événement, dont on pourrait presque dire qu'il est déjà présent dans Céline et dans La Nausée, mais ni Céline ni Sartre ne traversent les camps de concentration. Il y a chez Cayrol une expérience personnelle qui diffère effectivement du tout au tout et qui ne lui facilite pas les choses. Elle est d'autant plus personnelle que le frère meurt. C'est une expérience très nouée. Par ailleurs vous avez évidemment chez l'auteur de La Nausée une culture philosophique décisive alors que vous n'avez pas de culture philosophique chez Cayrol. C'est le poétique qui vient prendre en charge l'ensemble des contradictions et du débat qui habite l'homme. À partir de ce moment-là en effet, vous restez fixé dans ce que je dirais les contradictions d'un humaniste chrétien, ce qui n'est plus tout à fait le cas de Céline ni le cas de Sartre, encore que chez Sartre, ça pourrait se discuter. Je crois que ça se passe là, avec ce point tout à fait particulier que ce qu'il en est des objets, ce qu'il en est du monde, du vécu du monde chez Cayrol, on ne le trouve nulle part ailleurs. Cette volonté de sauver les micro-éléments du monde. Ca n'existe dans aucune autre littérature. Et de les sauver en effet comme porteurs d'une vérité existentielle, porteurs de la vérité, la vérité qu'est pour lui la littérature lazaréenne. C'est tout à fait singulier, il n'y a ça nulle part. Je crois que cette position fait aussi que Cayrol, même avec son prix Renaudot, même faisant partie du jury Goncourt, reste toujours marginalisé. Y compris au Seuil d'ailleurs. Ses romans ne se vendaient pas énormément.

M.-L. B. : Avez-vous une idée de la réception par le public ? Les critiques sont élogieux le plus souvent, mais on se doute que ça n'est pas un succès public, loin de là.

M. P. : Non, ça n'est pas un succès populaire. Au moment du Déménagement, alors qu'il avait remis son manuscrit au Seuil, il était inquiet de savoir si Le Seuil accepterait ce manuscrit. Les romans devaient alors se vendre à trois ou quatre mille exemplaires. Ça a changé un peu par la suite, notamment après le film de Resnais : la presse a été beaucoup plus vaste, le nom a circulé davantage.

M.-L. B. : Jean Cayrol affirme que lors de son retour, ses attractions en matière de forme et d'univers allaient en direction de des Forêts, de Beckett, de Blanchot.

M. P. : Il faudrait connaître la date de cette interview, car les manuscrits de Beckett ont été refusés par les Éditions du Seuil. En plus, c'est aussi une particularité de Cayrol, à savoir son rapport confus à toute chronologie ! À mon avis, Beckett, c'est a posteriori, et en même temps, c'est aussi une façon de lier son œuvre à quelque chose qui ne lui est pas tout à fait étranger.

M.-L. B. : La référence à des Forêts est intéressante car il s'agit d'un auteur qui travaille sur la voix, une voix qui pose problème, qui dérange le lecteur et s'adresse à lui de manière brutale, et qui construit un univers fictionnel qui ne tient volontairement pas debout...

M. P. : C'est juste, mais il faut savoir que cela vient de deux horizons très différents. Des Forêts, c'est Blanchot, c'est-à-dire là encore une expérience historique très, très différente de celle de Cayrol. Quelque chose de commun, oui, certainement. Cayrol s'inscrit sans être philosophe dans un courant où l'existentialisme et l'œuvre de Heidegger sont présents. Mais c'est, chez lui, implicite, ça n'est pas explicite. Il s'inscrit dans cet existentialisme avec tous ses malentendus aussi bien sartriens qu'heideggériens ou même avec ceux que véhicule l'existentialisme chrétien. C'est un courant où en effet la Seconde Guerre mondiale n'est pas quelque chose qui arrive par hasard et où les camps ne sont pas quelque chose qui arrive par hasard. Cayrol est pris là-dedans et il y est pris d'autant plus qu'il en est le représentant, l'ayant vécu le plus authentiquement dans sa chair. De tous, c'est le seul. Il est donc très singulier. La rencontre avec cet homme a été pour moi quelque chose de très important, me permettant d'apporter un éclairage sur la société et sur ce que j'avais traversé inconsciemment pendant mon enfance de manière tout à fait particulière. Je suis quelqu'un de plutôt fidèle de ce point de vue, et j'ai une dette énorme à l'égard de Cayrol. Cayrol m'a raconté qu'il avait survécu parce que les prisonniers qui étaient avec lui et qui étaient en train de mourir lui donnaient leur pain. Il a survécu comme ça. C'est une expérience tout à fait incomparable. Il m'a dit cela : qu'il avait vécu du pain de ceux qui se savaient condamnés. Imaginez ce qu'une semblable déclaration peut produire chez un jeune homme qui veut comprendre ce que fut son histoire, l'histoire de son pays et la déshumanisation du monde !

M.-L. B. : La phrase qu'il écrit à plusieurs reprises, « On est mort pour que je vive », prend alors un sens plus lourd.

M. P. : C'est ça qui est très difficile. Bien entendu que la forme, la phrase sont des choses très importantes, décisives pour un écrivain, mais elles sont portées par des expériences diverses et qui leur donnent un tout autre retentissement.

M.-L. B. : C'est sans doute la tension entre ce poids d'expérience et ces recherches continuelles qui en fait l'intérêt.

M. P. : Cayrol se veut « voix toujours présente » : On vous parle, c'est cet anonymat-là qui se retrouve dans les choses, la façon dont les choses, c'est-à-dire ce qui reste du monde, lui parlent.

M.-L. B. : Une voix toujours présente : la formule oblige à se poser la question de la présence de l'œuvre et de cette voix de l'œuvre. Elle n'est plus très audible, ne serait-ce que sur le plan éditorial : les œuvres de Cayrol sont, à deux exceptions près, épuisées et introuvables. L'œuvre a peu de lecteurs et peu de chercheurs choisissent de l'inclure dans leur corpus d'étude.

M. P. : Cela vient de l'éditeur. Cayrol n'a jamais été soutenu par son éditeur, jamais. Il y a un autre aspect. Si Cayrol n'avait pas eu l'expérience qui fut la sienne, on pourrait penser que sa position d'employé au Seuil était masochiste.

M.-L. B. : Il ne défendait pas ses propres textes ?

M. P. : Il les défendait, mais il était employé chez un éditeur qui ne les défendait pas. Il a vraiment servi Le Seuil et Le Seuil ne l'a pas servi. C'était tout simple, même sur le plan social : Cayrol est membre du prix Goncourt, il aurait été normal qu'on éditât ses œuvres complètes, ou ses romans complets. Ça n'a pas été fait. Pourquoi ?

M.-L. B. : Cayrol a refusé de passer chez Flammarion lorsque cela lui a été proposé.

M. P. : Oui, il ne l'a pas fait. C'est un personnage très singulier : c'est une singularité dans la littérature et dans le monde de l'édition. Il s'est quand même considéré comme « né une deuxième fois », donc le reste n'avait, je suppose, pas tellement d'importance. Il souffrait sans doute de temps en temps de se trouver dans la situation où il était, mais c'était finalement peu important comparé à ce qu'il avait vécu.

M.-L. B. : Je m'interroge sur l'année 1968 dans la vie et l'œuvre de J. Cayrol : lui-même la présente comme une grosse rupture dans son existence, il va jusqu'à en faire une date aussi importante dans son existence que les années de camps. Il y a sans doute là une façon de recomposer sa vie. Pourtant, dans ses textes on sent aussi un changement radical de manière après 1968. Cayrol dit qu'il a tenté de se débarrasser de cette influence qui marquait tous les textes depuis 1947. Il a attaché également une grande importance au mouvement de mai 1968.

M. P. : On ne peut pas dire qu'il y ait participé véritablement, mais je crois qu'il a senti qu'il se passait là quelque chose de très important, comme un tournant.

M.-L. B. : Oui, mais pour la première fois, il se sentait rejeté de ce mouvement d'alerte.

M. P. : Je pense qu'il na jamais cherché à se ménager, et que peut-être dans la seconde partie de l'œuvre, il essaye de ménager quelque chose. Quoi ? Son mariage d'ailleurs doit dater de ces années-là, ainsi que son départ de Paris. Il faudrait savoir la date de la mort de sa mère, qui est un moment à mon avis décisif. La mère est le témoin vivant du frère mort.

M.-L. B. : Pourriez-vous rappeler les conditions du passage de Tel Quel à L'Infini ? Cela signifie le passage du Seuil à Gallimard également ?

M. P. : Absolument. Ça se passe sur un roman de Sollers qui s'appelle Femmes, dont Sollers donne quelques pages à lire au Seuil, et pour lequel il sent qu'il y a des réserves. C'était tout à fait Le Seuil de vouloir maîtriser ses écrivains, de publier leurs livres pour les maintenir en état de dépendance, ils ont fait la même chose avec Cayrol. Philippe Sollers s'entend avec Gallimard, il publie Femmes aux éditions Gallimard qui vont accueillir L'Infini chez Denoël. Le comité, qui d'ailleurs n'est plus représenté que par Kristeva, Sollers et moi, est copropriétaire du titre Tel Quel, mais Le Seuil refuse que le titre soit employé ailleurs. On a changé pour L'Infini.

M.-L. B. : Cela a signifié un changement d'optique important ?

M. P. : Non, pas du tout. Cela a poursuivi ce qu'était l'histoire de la revue. Une revue est évidemment un périodique qui est forcément lié à l'actualité ; voyez, le sous-titre de la revue n'a absolument pas changé : littérature, philosophie, art, science et politique. C'est sur cette base que la revue suit les transformations de la société française et détermine sa politique en fonction de ces transformations.

M.-L. B. : Et c'est une aventure qui dure...

M. P. : 86 numéros pour L'Infini et 94 pour Tel Quel.

5 mars 2004, 14 h, Éditions Gallimard.
Inédit.