img128 chine rue 1974 copie.jpg

Une question est une réponse

1. Des points de vue stylistique et thématique, quelles traces les écrivains des années 80 laisseront-ils dans l'histoire contemporaine des Lettres françaises ?

Je retiendrai d'abord le mouvement spontané qui semble vous entraîner à ne penser qu'en termes de décennie : « les années 80, les années 40, les années 60, etc. » Est-ce bien vous qui pensez ainsi ? N'est-ce pas là une forme convenue de traiter actuellement de questions historiques d'une tout autre envergure ? A les fragmenter en décennies elles perdent toute réalité. Ainsi pour ce que vous dites « les écrivains des années 80 », faut-il y compter les jeunes gens nés en 1960 et les hommes nés en 1920 ? Ici comme toujours la généralité exclut l'intelligence de la singularité. Pour en rester aux généralités, je dirai que les écrivains (les très rares hommes qui méritent ce nom) ne laissent jamais dans « l'histoire des lettres » le souvenir qu'ils méritent. Et c'est pour cela même que leurs œuvres se perpétuent.

2. Quels thèmes de prédilection dégageriez-vous de la littérature française actuelle ? Ce palmarès est-il appelé à évoluer rapidement ? Dans quel sens ?

Mêmes réflexions en ce qui concerne votre seconde question. Ce qui constitue la vie, l'expérience libre et vive de la littérature, de la parole et de l'écrit, ne saurait en aucun cas se confondre avec une analyse thématique. Sauf à se penser dans l'ordre d'une disposition communautaire établie sur quelques lieux communs assimilant dans l'ordre convenu d'une médiocrité propre à un groupe social déterminé, ce qui est par fonction même inassimilable et incomparable. Permettez-moi de penser que « la littérature française actuelle » comme la littérature en général n'existe pas. Je lis des œuvres d'art, des langues appartenant à tel ou tel auteur. Je ne lis pas « de la littérature ». Et des œuvres récemment publiées qui semblent témoigner de l'autonomie et l'indépendance d'une langue singulière (elles sont comme toujours très rares) je crois pouvoir affirmer qu'aucune n'est pensable dans le cadre d'une généralité « littéraire » ou autre.

3. Quant aux grandes classes formelles, roman, poésie, essai, quel proche avenir concevez-vous pour chacune d'elles ?

Roman, poésie, essai, tout va mal, tout va bien, comme toujours. C'est pour vivre au présent et faire l'expérience du présent que j'ai quelque chance de rester, si je puis dire, historiquement présent. A me projeter dans l'avenir je ne suis nulle part, et bien entendu je peux dire n'importe quoi puisque je ne dis rien.

4. Quelles sont, selon vous, les influences prépondérantes (auteurs français ou étrangers, courants d'idée, modes, objets, formes d'arts) qui marqueront de leur sceau la littérature française toute prochaine ?

En art, la notion « d'influence » n'existe que pour les tout jeunes gens... « influençables ». En art, un écrivain, un tempérament, dialogue avec un certain nombre d'œuvres qui ne sont qu'à lui et auxquelles il a l'ambition de s'ajouter. En art, l'expérience d'une œuvre est aussi singulière que l'œuvre elle-même. La notion d'« influence » est une notion « communautaire » commune. Alors, comme toujours, à chacun selon son goût et son désir, et bonne chance.

5. Peut-on pressentir de grands « retours » de genres ou de formes littéraires classiques ou éprouvés par le passé (exemple : la littérature engagée des années 40) ? Si oui, lesquels ? Ces retours seraient-ils imputables à une forme de nostalgie ?

Le « retour » dans cette perspective est toujours nostalgique, hanté par la mort. Là encore, bonne chance. Pour moi, Homère est tout aussi contemporain que Villon, Montaigne, La Rochefoucault, Madame de La Fayette, Pascal, Bossuet, Saint-Simon, Chateaubriand, Baudelaire, Stendhal, Mallarmé, Proust, Céline, Ponge...

6. Le principe de nouveauté, ou d'originalité, est-il encore valide en littérature ? Si oui, quel(s) en serai(en)t le(s) champ(s) d'application privilégiées) ?

Et en ce sens le principe de nouveauté et d'originalité reste en tout point actuel. Si l'on s'entend sur les mots bien entendu. Ce qui n'est pas évident. En ce sens le champ d'application du principe de nouveauté et d'originalité est infini. A vous de voir.

7. Peut-on identifier actuellement un mouvement littéraire particulier ? L'écrivain éprouve-t-il le besoin de lui donner un nom ? - Que pensez-vous du sort fait à la désignation de « postmodernité »  ? - Existe-t-il une accélération de la succession des mouvements littéraires ?

Les mouvements littéraires, les groupes, les écoles, n'ont d'autre fonction que d'aménagement social. C'est d'une tristesse ! Mais il faut souvent en passer par là pour échapper à des formes de contraintes et de contrôles plus généraux, c'est-à-dire plus étroits. Les mouvements littéraires, les écoles, les groupes sont de plus ou moins malheureux malentendus. Pour un écrivain qui s'y est trouvé forcé, c'est une poisse dont il a toujours de grandes difficultés à se dégager. Ce que vous dites la « postmodernité » est une invention de critique (et de philosophe), une invention de garde chiourme ou de portier ayant pour fonction de gérer la parole et l'écrit au nom des formes normatives de la société du spectacle. La notion de « postmodernité » a d'abord pour fonction, comme son nom l'indique, d'évacuer les questions de plus en plus pressantes que pose l'histoire d'une éventuelle « modernité » (derrière laquelle se profile l'ombre du fascisme - passé et toujours présent... avec ses cadavres qui continuent à pourrir tranquillement dans les placards politiques). De façon diversifiée, un certain nombre d'hommes de ma génération se sont employés à mettre en évidence les questions et les pourrissements propres à l'aventure d'une soi-disant « modernité ». La « postmodernité » a d'abord pour fonction d'évacuer ce que les questions sur la « modernité » réintroduisaient d'intelligence dans notre continuité historique.

8. Au terme de ce XXe siècle qui se caractérise par la recherche de nouvelles techniques littéraires, l'innovation en ce domaine peut-elle encore promettre ? Le cas échéant, pensez-vous à une orientation particulière de leur évolution ?

Tout est toujours à tout moment possible. Encore faut-il qu'il existe un écrivain pour le réaliser. A vous, à moi, au premier venu et au dernier venu... bonne chance. Les formes et techniques littéraires sont à prendre « littéralement et dans tous les sens ».

9. Plus matériellement, quel est l'impact des technologies nouvelles en matière de supports d'écriture sur la création littéraire ? Celle-ci s'en trouve-t-elle modifiée ? - Y aura-t-il toujours des livres ?

Qui peut répondre à de semblables généralités ? Ce n'est pas le support qui fait « l'écriture » mais l'action complexe des inégalités sexuelles sur les formes de mémorisation et de plus ou moins libre activité de la pensée.
Il y a toujours beaucoup de livres autour de moi. Merci.

10. Quelle est la place que l'écrivain des années 90 serait appelé à occuper au sein de notre société ? Comment va-t-il la gérer ? Quelles sont ses ambitions pour le troisième millénaire ? Quelles sont ses chances ? A quels risques s'expose-t-il ?

Cette dixième question me semble, permettez-moi de vous le dire, très indicative de ce qui programme toutes les autres. L'écrivain n'a jamais de place au « sein de la société » quelle que soit cette société. Et ce qu'il a de mieux à faire (l'importance du discours rhétorique dans la littérature française du XVIIe siècle le prouverait s'il était besoin) c'est de gérer cette absence de place. Je ne pense pas qu'un écrivain ait des ambitions autres que de se réaliser dans ce qu'il écrit toujours au présent. Pour moi, ce ne sont pas les millénaires qui datent les œuvres, ce sont les œuvres qui marquent les millénaires. Que pensait-on de l'Iliade et de l'Odyssée au premier millénaire ? Qu'en pensez-vous aujourd'hui ? Mes chances et mes risques ne ressemblent à aucun autre, parce que ce sont les miens. Alors toutes les chances et tous les risques.

11. Pour vous, et hormis vous-même, quels écrivains donneront à cette décennie ses meilleurs textes ?

Entre « le millénaire » et la « décennie », vous entendez bien que l'expérience d'un homme est considérée soit dans une confuse dissolution, soit plus ou moins médiocrement contrainte. Les écrivains qui se définissent en fonction d'une décennie ne m'intéressent pas. Il faudrait poser cette question à un journaliste littéraire des chaînes de télévision. Je veux dire à un spécialiste du spectacle littéraire.

12. Quant aux vôtres d'ici l'an 2000, pourriez-vous en dresser dès à présent un catalogue idéal ou vraisemblable ? - Plus globalement, quel enjeu donnez-vous ce jour-ci à votre œuvre ?

Quant aux enjeux de mon œuvre, ils restent ce qu'ils furent en vérité : écrire la vérité qui est la meilleure parce que c'est la mienne.

 

Cf. Revue "Ecritures", Liège / Bruxelles, automne 1991.