Philippe Sollers : Si vous lisez les livres sur Cézanne, vous verrez que, en général, on lui prête une culture littéraire - qu'il avait - et qui est toujours obsédée par ses contemporains, c'est-à-dire Zola, ou ce qu'il aurait lu, c'est-à-dire Baudelaire, etc. Et moi je crois que Cézanne, qui n'a pas lu Une saison en enfer ou les Illuminations (encore moins), est exactement contemporain de ce que Rimbaud est en train de faire avec le langage. Comme je pense qu'il y a les rapports les plus étroits entre la peinture et la poésie (ou le langage), je crois que c'était intéressant de montrer qu'une révolution s'était opérée au détour de la Commune de Paris, comme par hasard, et que brusquement un certain nombre d'écrivains avaient commencé à traiter le langage d'une autre façon, et les peintres aussi. Donc, comment parler un Cézanne, dans quelle langue ça se parle ? Qu'est-ce qu'il est en train de découvrir avec cette histoire de couleurs, etc. ? Je crois que les Illuminations de Rimbaud s'imposaient, du moins c'est ainsi que je l'ai senti. […]
Ce qui m'intéresserait, c'est que Marcelin Pleynet, qui est avant tout un poète - si on ose employer encore ce mot, dans la misère générale de la poésie, sa dégradation systématique en petite névrose marchande et à peine marchande. Ce qui m'intéresserait, donc, c'est de savoir ce qu'il pense - puisque ut pictura poesis, la peinture et la poésie, c'est vraiment son travail constant - des rapports de Cézanne avec le langage. Encore une fois, je crois que le fond des choses, c'est savoir parler la peinture. Dans quelle langue parler la peinture ? On ne la voit pas sans la parler. Donc, son impression devant Cézanne. Ce qui m'intéresserait beaucoup, c'est qu'il choisisse, en fonction de son expérience propre - et Le Propre du temps, c'est le titre de son dernier livre de poésie -, qu'il choisisse un tableau pour montrer ce qu'il voit là. Je crois qu'il faut essayer de parler des tableaux eux-mêmes.
Marcelin Pleynet : Oui. D'abord l'exposition, très vite. Je suis frappé qu'on ne mette pas l'accent sur le fait que cette exposition présente 33 années de la carrière de Cézanne qui n'ont pas été présentées depuis très longtemps en France, puisque l'exposition consacrée aux premières années et celle consacrée aux dernières années mettaient entre parenthèses le centre de la carrière de Cézanne, c'est-à-dire 33 années. Et un des tableaux qui m'a frappé lors de cette première visite de l'exposition, c'est un tableau qui figure dans cette période de Cézanne.
Peinture et poésie, oui, à cela près que la poésie, ce n'est pas forcément ce qui imprime des lignes inégales sur une page, et un tableau de Cézanne, ça n'est pas de la peinture, c'est - comme vous le dites d'ailleurs dans votre livre - de la pensée peinte. Il me semble que c'est là que ça se joue. Par ailleurs, peinture et poésie, oui… Rimbaud, bien sûr… mais il y a aussi cette phrase très insolite de Cézanne, qui m'intéresse beaucoup : « Je veux faire du Poussin d'après nature. »
Alors, qu'est-ce que c'est que ce « d'après nature » ? Pourquoi Poussin arrive avec ce « d'après nature » ? Il me semble qu'il y a un autre contemporain de Cézanne qui pourrait éclairer ça, c'est Lautréamont. C'est le travail de Lautréamont sur la rhétorique. En effet, le « Poussin d'après nature », c'est un travail sur la rhétorique, et je pense qu'il faut aussi aborder ce qu'il en est de la rhétorique propre à Cézanne. Comment est-ce qu'on pourrait le faire très brièvement ? Eh bien, je crois qu'on pourrait le faire en disant que, au fond, Cézanne intervient sur ce qui semble naturel. Cézanne intervient sur ce qui semble naturel et qui est une sorte de longue habitude que nous avons prise avec ce que voyons. Et Cézanne intervient sur ce qui semble naturel pour faire apparaître, quasi initialement, l'inhabituel dans ce qui semble naturel. Au fond, ce qui nous éveille dans l'œuvre de Cézanne, c'est de faire apparaître l'inhabituel dans ce qui semble naturel. Que ce soit des rochers, que ce soit La Carrière de Bibémus, que ce soit L'Amour en plâtre… il y a toujours quelque chose qui intervient, une façon de traiter l'ordre de ce qui semble naturel de telle façon qu'il apparaît comme tout à fait inhabituel.
Ce qui m'a frappé de ce point de vue, ce sont deux tableaux de l'exposition - et ç'a été une très grande émotion pour moi, parce que c'était la première fois que je voyais ces deux tableaux ensemble. L'un appartient à ce milieu de la carrière de Cézanne, il date de 1877-78, et on l'appelle le Baigneur aux bras écartés. Il y a deux versions de ce tableau. L'autre est daté de 1883 dans le catalogue (il semble qu'il appartienne au peintre américain Jasper Johns), et l'on voit que le baigneur a les bras écartés, mais de façon légèrement différente. Et enfin il y a le Grand Baigneur, devant lequel j'ai passé énormément de temps à New York, qui est le Baigneur du MoMA, qui date, lui, de 1885, et qui n'a plus les bras écartés, mais sur les hanches. Or, en essayant de définir ce qu'il en est de ce Baigneur aux bras écartés - qui a les bras très curieusement écartés : il n'a pas les bras en croix, il n'a pas les bras écartés d'une façon habituelle encore une fois -, il me semble qu'on peut le définir presque comme un sémaphore. Il a les bras écartés comme un sémaphore. Comme s'il faisait signe à quelque chose qui arrive. Et il se trouve posé, ce baigneur, sur une bande de terre brune. Derrière lui il y a un plan d'eau très vaste, dont on peut supposer que c'est la mer, et à gauche il y a une montagne colorée d'un brun assez soutenu. Et il est là, dans cette position très curieuse de bras écartés, comme s'il faisait ces signes que les marins se faisaient autrefois et qui sont en effet une sorte de communication. Comme s'il signalait et comme s'il prenait une précaution avec ce qui vient du large et qui va aborder la terre. Comme s'il prenait une précaution pour que ce qui vient du large et qui va aborder la terre évite les écueils de la terre… On se demandait tout à l'heure si Cézanne était dans son époque ou s'il n'était pas dans son époque… Quel est le temps de Cézanne ? Je crois que la particularité du temps de Cézanne, c'est en effet de traiter, à travers le temps, la coloration de son époque. Et il me semble que ce baigneur signale quelque chose qui arrive du large, qui va aborder la terre… Et il a cette particularité, ce baigneur, comme d'ailleurs tous ces baigneurs, c'est qu'il a des pieds extrêmement vastes et extrêmement grands, bien posés en effet sur la terre. Ces deux baigneurs sont là, et il me semble que ce sémaphore, quelque part, fait signe à l'œuvre même de Cézanne : quelque chose qui vient du large, qui va entrer au port et qui va aborder la terre. Et ce signe se déploie sur ces deux tableaux, celui de 1877-78 et celui qui appartient au peintre américain Jasper Johns. Puis on a Le Grand Baigneur de New York. Alors Le Grand Baigneur de New York a ceci de commun avec le premier, c'est qu'il a de très grands pieds, très posés, très en équilibre, très monumental… Mais il n'a plus les bras écartés, il a les bras sur les hanches, dans une attitude très sûre d'elle-même, très affirmée, et curieusement la terre a quasiment disparu. Il reste une bande horizontale au milieu, qui est baignée de bleu, et tout le tableau baigne dans le bleu. Et le baigneur marche sur du bleu, il marche sur l'eau. Il a en quelque sorte entièrement réalisé son abordage, si je puis dire, et ce bonheur d'abordage fait qu'il est entièrement dans son propre ciel. Il a abordé à son propre ciel… je vais dans le sens de ce que vous appelez « le paradis de Cézanne ». Il me semble en effet que le propre de Cézanne, c'est d'aborder à son propre ciel, c'est d'aborder à son paradis, et dans ce cas-là, à ce bleu. Et ce baigneur, dont on suppose qu'il est le fils de Cézanne, donc qui est un enfant, eh bien, il aborde à ce bleu dont on suppose que c'est la première couleur que voient les enfants en naissant, dont on suppose que c'est la couleur même de la naissance. Ç'a été une très grande émotion pour moi de voir ces deux tableaux, et de voir arriver Cézanne, à travers son œuvre, comme le sémaphore même de son œuvre, donnant accès à ce qui, de son œuvre, semble sans accès.
Accès direct, émission présentée par Alain Veinstein et diffusée sur France Culture le 9 octobre 1995, avec la participation de Philippe Sollers, Marcelin Pleynet, Marc Le Bot, Pierre Schneider, Françoise Cachin. Extrait.