Le Voyage en Chine

Il y a une tradition des récits de voyage. Les romantiques, entre autres, ont donné à ce genre littéraire ses lettres de noblesse. A chacun sa Grèce, son Italie, ses Amériques, son Orient... Oubli, évasion, ou retrouvailles avec soi-même ; abandon du lieu natal, de la mère-patrie ou recherche de lointaines racines ; volonté de retrouver une authenticité perdue ou oubli de soi dans une couleur locale, le voyage et son récit sont un peu tout cela : lieu de projections de fantasmes et espace catalyseur, révélateur, de charges charges inconscientes. Marcelin Pleynet, d'entrée, dans la préface de son livre, ne néglige pas cette dimension subjective de l'expérience. D'ailleurs, une des premières notes consignées dans son carnet, alors qu'il vient de décoller d'Orly por Pékin, est ainsi rédigée : "où sommes-nous, d'où sommes-nous, où allons-nous ?"

Sans doute, se rappelle-t-on les circonstances de ce voyage : une invitation de représentants de la revue Tel Quel — Julia Kristeva, Philippe Sollers, Marcelin Pleynet — accompagnés de François Wahl et Roland Barthes, par le gouvernement de la République Populaire de Chine. C'était en 1974, au milieu de la période dite "maoiste" de Tel Quel. Pleynet rappelle, sans hypocrisie, sans ostentation de culpabilité masochiste non plus, que ce voyage aux déterminations avant tout idéologiques et politiques, l'avait amené à rédiger à son retour deux articles publiés dans la revue. C'est incontestablement faire preuve de liberté d'esprit que de donner à lire aujourd'hui, après l'analyse de caractère théorique, l'autre face, plus personnelle, plus subjective, voire intime, du rapport écrit à cet autre qu'était alors pour Pleynet la Chine en plein bouleversement. Faut-il s'étonner que ce soit ce contact à chaud avec le réel et son compte-rendu brut rédigé au fil des heures, quand ne joue plus ou ne joue pas encore le surmoi politique et idéologique, qui soient le plus porteur de vérité. C'est Pleynet lui-même qui fait la différence entre ce qu'il appelle "la raison discursive" et les "exubérances intuitives de la raison". Exubérances que l'écrivain, le poète Marcelin Pleynet nous donne aujourd'hui à lire sous la forme des "chroniques du journal ordinaire du 11 avril au 3 mai 1974". Le ton en est celui d'un pessimisme serein, d'une lucidité et d'un désabusement discrets, feutrés. C'est à travers la notation des petites choses, des faits apparemment sans importance, de tel ou tel détail à première vue insignifiant de la réalité, que le vrai surgit. Les pages les plus attachantes sont celles qui décrivent un paysage, une campagne sous la pluie, la décoration intérieure d'un wagon de chemin de fer, les couleurs d'un fleuve, le mouvement des corps dans une rue, la configuration d'un espace... Et il y a cette émouvante présence de Roland Barthes, toujours un peu en retrait.

L'ensemble — textes des notes et poèmes très courts qui le ponctuent — forme un livre aéré, léger, ayant parfois l'éclat coloré, vigoureux du rêve, parfois sa vitesse et sa fugacité. "Dix mille riens qui se rythment, écrit Pleynet, qui s'ouvrent dans l'air, qui s'éteignent et qui passent comme le vent et la lumière, comme la vie."

Jacques Henric, Art Press, n°37, mai 1980.