Lettre à Graham White


Blévy, le 7 avril 1979.

Cher Graham White*,

Je vous écris de la campagne où je vais parfois passer mes week-ends. Je sais que si je ne profite pas de ces deux jours loin de Paris pour vous répondre, je ne trouverai pas avant une semaine ou deux le temps de le faire. Excusez donc je vous prie cette lettre manuscrite... et qui sera difficilement déchiffrable. Avant tout merci pour la P. N. Review : c'est une très bonne chose d'avoir réussi à marquer une percée dans ce contexte culturel. Je suis convaincu qu'il n'y a rien de fait tant que les idées nouvelles ne pénètrent pas les tissus idéologiques et les formes culturelles d'où (ne tombant pas du ciel), forcément, elles viennent. J'ai hâte de lire au sommaire de la même revue votre compte rendu de Art et Littérature et sans vous désobliger, plus encore d'y trouver mon essai sur Pound − sa publication dans le contexte me semble en effet très appropriée ! Si dans l'ordre du langage poétique la psychanalyse tient inévitablement une place secondaire (mais une place), par contre en ce qui concerne la pénétration des idées, des formes et des langues nouvelles dans le tissu social et culturel, plus le temps passe et plus je suis convaincu que la psychanalyse est une pierre de touche, qu'elle (et peut-être elle seule) permet de vérifier les chances de survie d'une nouvelle langue (et aussi les chances de survie de celui qui la porte − qui le plus souvent très imprudemment la porte, cette langue). La psychanalyse (et par psychanalyse j'entends l'œuvre de Freud − et en partie celle de Lacan) peut servir comme une sorte de compteur indiquant le degré virtuel d'oxygène d'un volume de culture. Je pense parfois que croire qu'il puisse exister la moindre trace de cet oxygène dans les espaces culturels que nous sommes amenés à occuper, c'est faire preuve d'un optimisme bien peu freudien. Mais Freud serait-il mort d'un cancer de la mâchoire s'il n'avait pas été aussi quelque peu désespérément optimiste ? Quoique les choses ne soient évidemment pas si simples et que je me trouve en meilleure compagnie dans un cercle cultivé et non freudien (mais pour combien de temps) que dans la sorte d'inculture à déclaration « freudienne » qui sévit à Paris. Bref P. N. me paraît très bien. Encore bravo.

À propos de blancs (mais s'agit-il de blancs ?) dans mes trois premiers recueils − il est évidemment impossible de contourner Un coup de dés... Mais je dois alors vous préciser qu'en ce qui me concerne − si Un coup de dés m'a autorisé à mettre en place cette forme d'écriture (elliptique), ce sont les poèmes dits de « la folie » d'Hölderlin − lus entre 1957 et 1959 à la Bibliothèque de Sceaux dans une traduction que Pierre Jean Jouve avait publiée en 1930 (!) dans la revue Biffur − (j'ai peut-être parlé de cela dans l'entretien avec Philippe Sollers et J.-L. Houdebine qui se trouve dans Art et Littérature). Ce sont, dis-je, les manques à la pensée (qui ne sont pas des blancs) dans les vers dits de la « folie » d'Hölderlin qui sont venus vivifier « les blancs » pensés du poème de Mallarmé. Vous trouverez la trace explicite de cela à la page 13 de Provisoires amants des nègres. Le vers qui occupe cette page est un emprunt modifié au récit de la visite faite par un jeune lycéen Wilhelm Waiblinger à Hölderlin qui, comme vous le savez, se trouvait « hébergé » depuis 1807 chez le menuisier Zimmer à Tübingen. La visite en question a lieu le 3 juillet 1822. − Le jeune étudiant termine le récit de sa visite par ces mots :

« Je pensais aux fauves qui dans leur cage vont d'un côté à l'autre. »

J'en ai fait :

« Je pensais aux fauves qui dans leur cage vont du côté de la mer » (en jouant comme souvent sur le double sens sonore de mer/mère). On peut également remarquer que le livre a ainsi deux exergues qui se font suite, se répondent et se complètent. Nietzsche : « Non, ceux-ci sont loin d'être des esprits libres... » et la référence à l'enfermement d'Hölderlin. Voilà pour ce qui occupe, si je puis dire, les espaces blancs − ce qui leur donne leur dimension. Qu'est-ce que cette « folie » blanche entre les mots dans le manque et le surcroît à penser ? Pouvez-vous vous procurer une édition de cette traduction de P. J. Jouve ? Elle a été publiée en volume (Gallimard édit.) en 1963. Si oui voyez parmi les « Fragments » le n° 27 p. 69 et le 31 p. 78 (il a pour titre « Grèce »). Le volume est présenté sous le nom de P. J. Jouve, Poèmes de la folie de Hölderlin, avec une préface de Groethuysen. Si vous ne pouvez pas vous le procurer et si vous pensez que cela vous serait utile, j'ai la possibilité de vous en faire une photo-copie. Toujours à propos de Provisoires... vous ai-je dit que le premier titre intérieur, « Le petit déjeuner sous l'herbe », était une référence au Naked Lunch de Burroughs dont j'ai d'abord eu connaissance par les extraits publiés dans le numéro de printemps de Big Table (Chicago) ; c'est le N. L. qui est ainsi venu a posteriori titrer le premier ensemble de textes de Provisoires... La rencontre Hölderlin-Burroughs, toute excentrique qu'elle semble, n'est pas fortuite. Impossible à défendre alors − (dans l'impossibilité sans doute d'expliciter ce que je voulais par là mettre en scène, j'ai utilisé ce rapprochement excentré) − l'affaire se trouve en quelque sorte masquée pour les Français par le titre de la toile de Manet, Le déjeuner sur l'herbe... passage du sur au sous comme indication... « l'herbe » pouvant aussi être entendu comme Haschisch. (C'est par James Bishop que j'ai eu connaissance du numéro de Big Table... J'ai par ailleurs publié une note de lecture dans Tel Quel lorsque le « roman » de Burroughs a été publié en français en 1964). La, si je puis dire, « connexion » de ces foyers d'écrits et de biographies constitue la base réelle de toute cette affaire poétique. Je fréquentais à l'époque la colonie américaine (Ashbery, Matthews, J. Mitchell, Bishop, etc.) et j'étais fermement déterminé à tenir et à jouer le passage des continents. J'espère que je ne vous redis pas des choses déjà dites ; rien en tout cas sur les « camouflages » du type : « sous l'herbe » / « sur l'herbe », Nietzsche/Hölderlin (pas nommé). Vous ai-je dit qu'à l'époque je concevais naïvement « la cave natale » comme une sorte d'auto-analyse (« là où c'était je dois advenir ») − l'exergue de Heidegger (« Garder la mémoire signifie méditer l'oubli »…) est à lire dans ce contexte. En 1959 je suis un lecteur naïf mais passionné de Georges Bataille − on en trouve trace dans un poème, « Noir », traduit par John Ashbery et publié dans la revue éditée par Harry Matthews, Locus Solus, n°III-IV (1961). La référence est trop littérale pour avoir besoin d'explication :

« rieuse avec le bleu du ciel des draps verts
   le foutre nuage
               voilà
   jamais un œil. »

Voilà ce que j'écris plus d'un an avant que ne paraisse Provisoires... À la même époque 1959-61 je suis aussi un lecteur ébloui du Yi-King et, grâce aux amis américains, du livre sur le Zen du Dr Suzuki. Vers cette date je rencontrai pour la première fois J. Cage, Rauschenberg, J. Johns... (Ceci pour l'atmosphère et pour tenir la distance que j'ai toujours tenue avec la « francisité », si vous acceptez le mot). S.V.P. n'oubliez pas dans votre panorama « Le Chant zéro » écrit autour de 1959 − montré à Ashbery et à quelques autres − puis vite oublié par tous ; retrouvé en 1975 et publié dans le n°63 de Tel Quel. On y trouve en toutes lettres le nom de Georges Bataille (p. 95 de la revue) et celui de Gilbert Lely, poète et biographe de Sade que je lis alors − avec pour finir une citation de Lautréamont dont le nom vient signer le poème à la place du mien. Tout ceci, bien entendu j'en oublie, fait selon moi aujourd'hui encore cohérence critique et culturelle − sur le fond de l'œuvre de Lucrèce (Le Chant zéro avait initialement pour titre De Natura Rerum), des présocratiques. (On trouve aussi, je le note aujourd'hui dans Le Chant zéro que je viens de relire, « un grand bonheur d'esprit vrai comme en Chine », T. Q., p. 95). Je ne me souviens plus très bien de ce qu'évoque le vers que vous me citez, Provisoires, p. 104... Il me semble effectivement qu'il fixe, si je puis dire à la fenêtre d'un wagon de chemin de fer, un paysage hollandais − j'ai fait alors plusieurs voyages en Europe avec J. Cayrol, dont un en Hollande. En ce qui concerne Le Voyage en Chine, je vous enverrai une copie du manuscrit puisque vous en êtes curieux et que, semble-t-il, on me fait des difficultés pour le publier. Le sommaire possible de « Signs of Change » tel que vous me le citez me paraît bon. Pourtant j'aimerais qu'on puisse en renverser l'ordre − ce qui donnerait :

1 Critique donc chant (entretien avec J. Risset)
2 Heavenly Glory (trad. par J. Lesschaeve et H. Nathan)
3 La peinture par l'oreille
4 La méthode de Robert Motherwell (T.Q. n° 71-73, pas la version Art et Littérature)
5 Mondrian 25 ans après

Mais s'il y a possibilité de publication s.v.p. gardez « La compromission poétique » pour P. N. Review, c'est son vrai contexte. Ces 5 premiers textes font déjà un assez gros volume. Si les rédacteurs souhaitaient plus épais, il faudrait peut-être alors choisir parmi les textes plus… idéologiques. Je crois savoir que Stephen Bann vient prochainement à Paris dites-lui à l'occasion ce que vous pensez de tout cela et j'en parlerai avec lui. J'espère ne pas trop vous fatiguer avec ma graphie et mes commentaires. Donnez-moi de vos nouvelles quand vous avez un moment. La longueur de cette lettre vous dira à quel point je suis touché de l'attention que vous portez à mes écrits. En toute amitié. Merci.


Marcelin Pleynet


P.-S. Importance en effet des trad. de Mao par Philippe Sollers. Elles se sont faites quasiment devant moi.

Cette lettre a été initialement publiée dans le Courrier du centre international d'études poétiques, n°139-140, janvier-février 1981.


* Collaborateur de Poetry Nation Review (Manchester), Graham White est l'auteur de divers essais, entre autres sur William Burroughs, Juan Gris, Marcel Duchamp. Il a traduit en anglais plusieurs textes de Marcelin Pleynet, dont « La compromission poétique », « Le Surréalisme et la peinture », « Le Bauhaus et son enseignement », « Le tombeau de Pasolini ». La lettre que nous publions ici lui fut adressée alors qu'il préparait à l'Université de Cambridge une thèse : « Marcelin Pleynet : the voyage of poetic production ».