Portrait de Marcelin Pleynet

Personne, probablement, n'aura réussi à être autant au coeur des débats intellectuels de la seconde moitié du XXe siècle, tout en parvenant à ne pas faire partie du « milieu littéraire » : en cela, déjà, Marcelin Pleynet est une exception. Poète détesté, dit-il, par « le clan poétique », historien d'art atypique, secrétaire de rédaction et directeur-gérant de la revue Tel Quel, de 1963 à 1982, puis secrétaire de rédaction de la revue L'Infini, qui a succédé à Tel Quel, Pleynet demeure mystérieux sans se cacher (il sait bien que se cacher est toujours une manière de vouloir se faire remarquer). Ses travaux sur la peinture sont importants*, il est depuis quelques années professeur d'esthétique à l'École nationale supérieure des beaux-arts de Paris. Son Lautréamont, dans la collection « Écrivains de toujours » (Seuil), en 1967, a marqué une date dans la compréhension de l'auteur des Chants de Maldoror. Il a publié une trentaine de livres, dont dix recueils de poèmes**, deux romans et cinq volumes de son Journal - le dernier, Le Plus Court Chemin, sous-titré De Tel Quel à L'Infini***, vient tout juste de sortir****.
Courtois, disert, délicat, raffiné, extrêmement cultivé, Marcelin Pleynet demeure impénétrable, derrière sa barbe, aujourd'hui comme sur les photos du groupe Tel Quel, il y a maintenant presque quarante ans. Qu'est-ce qui fonde son lien avec Philippe Sollers, depuis 1961 (chez Gallimard, ils travaillent dans le même bureau) ? « Une entente sur la poésie. Mon admiration pour son deuxième roman, Le Parc. L'idée qu'une revue est d'abord un lieu de travail. La volonté de reconsidérer tout ce qui tente de se restaurer, de la première moitié du siècle. » On n'en saura pas plus. Mais n'est-ce pas suffisant pour expliquer un compagnonnage intellectuel, qui dure parce qu'il n'a jamais dégénéré en familiarité ?
Familiarité : voilà sans doute un mot qui demeure étranger à Marcelin Pleynet. « J'avance constamment isolé et ça me plaît », dit-il. « Je n'ai jamais "fréquenté" ». Il ne cherche pas même à déplaire, puisqu'il ne se soucie pas de plaire. Depuis toujours, il est seul. Il était enfant unique né à Lyon en 1933, son père est mort quand il avait sept ans, sa mère s'est remariée, et il a passé toute son enfance en pension. À lire. « Tout ce que je trouvais. Je ne faisais que ça. » À écrire de la poésie aussi, « la prose n'est venue que beaucoup plus tard, pour moi c'était plus difficile ». A seize ans, il débarque à Paris, seul, sans le sou « mais avec un toit, je vivais dans un appartement que possédait ma mère ». Il sera, entre autres métiers qu'on n'appelait pas encore « petits boulots », vendeur aux Galeries Lafayette, secrétaire d'Henri Salvador pendant six mois, vendeur en librairie et même secrétaire du curé de Saint-Séverin, « avec lequel j'ai fait du grec et du latin ».
Il vient d'avoir vingt ans lorsqu'il envoie à Sartre - « pour lequel j'avais une énorme admiration, qui ne s'est jamais démentie » - une nouvelle qu'il aimerait voir publiée dans Les Temps modernes, revue à laquelle il est abonné. Sartre n'aime pas son texte. Il est furieux. Il se tourne alors du côté de Jean Cayrol, au Seuil, qui, dans Écrire, publie des jeunes gens. « Cayrol n'a pas aimé la nouvelle non plus, mais il a tout de suite aimé les poèmes. J'ai publié dans Écrire, puis je suis devenu le secrétaire de Cayrol, de 1955 à 1962. J'étais un personnage tout à fait impossible. Difficile. Rien de ce qu'on me proposait ne me satisfaisait, au fond. J'étais extrêmement révolté. Et très violent. » Pleynet disait toujours « non », se souviennent ceux qui le connaissaient à l'époque.
A-t-il vraiment changé, quarante ans et plusieurs dizaines de livres plus tard ? Il n'a plus besoin de le proférer ce « non », mais c'est toujours non à la convention sociale, non au clergé intellectuel, non à la culpabilité et à toutes les simplifications, oui seulement à la résistance à tout cela, à la clandestinité, à l'art, à l'histoire. C'est de cette radicalité que témoigne son Journal, et singulièrement le volume qui vient de paraître, désigné comme « Chroniques du journal ordinaire de l'année 1996 ». « Ce qui est exclu de mon journal ? Toute notation biographique. Toute confidence intime. Ce qu'on vit bien, on n'a pas besoin de le raconter. » Pourquoi donc un Journal ? Pour « ouvrir le champ » écrit-il le 2 mai 1996. « Le "journal", c'est à noter, le plus souvent, le referme sur une manie... Sorte de repliement, monomanie, idée fixe, égotisme (le propre de la philosophie cartésienne selon Valéry)... Ouvrir le champ et libérer le temps... Saint-Simon plus encore que Montaigne... Battre la chronique. »
La mort de Mitterrand, qui ouvre l'année 1996 ; le passionnant livre de Régis Debray, Loués soient nos seigneurs (et le sabordage du club Phares et balises décrit par Pleynet avec beaucoup d'humour) ; Francis Bacon ; un véritable petit essai sur Antonin Artaud (dont c'était le centenaire) ; le tout dominé par la volonté constante de s'interroger sur Heidegger, de refuser que l'affaire soit close, « entendue » et la pensée annulée... on voit que ce journal a tout pour irriter. Marcelin Pleynet est très mal-pensant. Il suffit pour s'en convaincre de citer deux propos, l'un écrit - un paragraphe de la préface du Plus Court Chemin - l'autre oral, par lequel il concluait l'entretien qu'il nous a accordé.
« Et il est aujourd'hui finalement démontrable, écrit-il, que [...] le perpétuel inachèvement de l'après-seconde guerre mondiale, les tractations, échanges, marchandages, aménagements des intérêts intellectuels, littéraires, politiques et autres furent incessants. C'est en ce sens que la carrière de Mitterrand, ou, par exemple, le parcours de Blanchot restent particulièrement significatifs. Comme [...] le soupçon portant sur le recrutement de Charles Hernu par les services secrets bulgares, puis par le KGB [...] ; et, d'un autre point de vue, significatives les fixations sur Céline ou sur le rectorat de Heidegger, dans un pays qui suppose brusquement qu'un de ses ministres de la défense peut avoir été au service de l'Union soviétique. »
« À supposer que la poésie soit la question la plus importante et la plus dangereuse pour ceux qui méprisent la liberté, il faut s'employer à la discréditer, dit-il. L'affaire est tout à fait réussie aujourd'hui. Si c'est le lieu le plus essentiel de l'existence humaine, on peut se demander pourquoi on accepte qu'il soit discrédité. » Marcelin Pleynet ne prétend pas détenir LA réponse. Toutefois, sa poésie, comme son Journal, ne se contentent pas de réitérer la question. Ils donnent des éléments pour élaborer les réponses mais trop dérangeants pour tout le monde, parce que Pleynet déteste les précautions, les « habillages », les compromis. Il se tient à égale distance de la crédulité et de l'incrédulité généralisée (qui n'est qu'une variante de la crédulité). Autant dire que ce n'est pas demain qu'il sera célébré, reconnu. Ni même admis.

Josyane Savigneau, Le Monde du 23.05.97.

 

* Il a écrit une dizaine d'essais. On lira notamment Les Modernes et la tradition (Gallimard, 1990) et son Henri Matisse, disponible en poche (« Folio / essais » n°215, Gallimard).
** Le dernier, Le Propre du temps, a paru chez Gallimard (coll. « L'Infini ») en 1995.
*** Marcelin Pleynet, Le Plus Court Chemin, De « Tel Quel » à « L'Infini », Gallimard, coll. « L'Infini », 1997.
**** Les trois premiers volumes ont paru chez Hachette, coll. « POL », en 1980, 1981, 1982, le quatrième chez Plon, dans la coll. « Carnets », en 1989.