« Le voyage en Chine »

Paysages en deux : on se souviendra du titre de ce recueil publié en 1963 (1) lorsqu'on abordera la lecture du Voyage en Chine, journal rédigé en 1974 et publié en 1980 (2). Il semble en effet que la dimension de réel la plus forte sur laquelle Marcelin Pleynet insiste tout au long de ce livre, est « l'unité de mesure de perception » qu'offrent l'espace et le paysage chinois face à ceux de l'Occident. « Pour ce que j'en ai vu, le territoire chinois à être plus vaste n'en semble pas moins plus maîtrisé, à être moins occupé plus naturellement proche de celui qui l'habite » (p. 121). Pleynet insiste : par sa taille et son mouvement, si infime soit-il dans l'immensité environnante, le corps chinois ne se perd jamais tout à fait, n'écrase ni n'est écrasé, fait signe parmi les signes, mobile, élégant et furtif. De même, la « masse » chinoise dans les villes, dans les communautés rurales ou dans les usines ne s'avère ni abrutie ni hystérisée. Elle semblerait avoir acquis, traversant les millénaires, une figure et un rythme de déplacement dont la souplesse nerveuse n'a d'égale que la légèreté calme. Le vif dessin qu'implique le tracé des piétons, des vélos et des véhicules est impensable dans un cadre occidental marqué d'investissements brutaux. Un tel rapport qualitatif du paysage, des hommes et des couleurs (dans l'espacement et dans la temporalité) se trouve à l'échelle du corps individuel et de sa constante mise en jeu. Dans Le Voyage Pleynet revient à plusieurs reprises sur la pratique régulière d'un élégant exercice auquel s'adonnent les individus chinois, à l'écart de la foule mais toujours visibles.

« À noter au cours de notre promenade : une femme d'un certain âge, puis trois hommes, légèrement à l'écart de la foule, pratiquent en plein air la gymnastique ou boxe chinoise (taijiquan). S'élevant appuyés sur un pied ils avancent tour à tour extrêmement lentement les autres membres, bras et jambes, puis le reste du corps. Et cette danse lente, immobile semble se dérouler comme une nage. Les bras poussés en avant s'élèvent et retombent, dessinant un espace sculptural, mouvant, qui enveloppe les corps et les détache de leur entourage, non plus corps mais volume d'air, limite tracée par eux d'une unité vide dont ils se séparent en secouant la tête » (p. 34).

Et vers la fin du voyage, lors d'une promenade à Pékin :

« J'essaie de me mettre au rythme lent et régulier des promeneurs mais il se révèle finalement assez difficile à tenir, il tient quelque part non pas au poids mais au rapport que le volume du corps entretient avec l'espace, je dirai que la taijiquan, cette boxe nagée, n'en est que l'accentuation. Ce rythme se tient d'un corps qui n'est pas léger mais vide. Rien de l'érection phallique du corps occidental, le corps ici, à sa convenance spatiale se fond dans son action » (p. 111).

Sans doute ce « rapport d'échelle de l'homme à son environnement » est-il lié à la mesure heureuse réglant depuis toujours et partout en Chine la relation entre volumes monumentaux et volumes infimes. À preuve, les grottes bouddhiques de Longmen. « Les grottes sont situées au sud de Luoyang dans un lieu dit “La brèche de hi” et “La porte du dragon”. On a trouvé dans l'une d'elles la date de leur fondation, environ 495, à l'époque de la dynastie des Wei du Nord, les travaux ont duré jusqu'au XIe siècle. Il existe à Longmen 1 352 grottes et 750 autels de petite dimension, 41 statues, la plus grande faisant 17 mètres de haut (la plus petite fait 2 cm). Les grottes sont chargées de caractères anciens très précieux pour l'étude de la calligraphie chinoise » (p. 74). À cette inscription monumentale et cependant très fine d'une Histoire multiple, largement énigmatique pour l'Occidental cultivé, s'ajoute une perspective inédite : « Les grottes et les sculptures ne peuvent être vues que de très près, ou de loin. Le visiteur se trouve soit au pied de la sculpture, soit éloigné d'elles sur l'autre versant de la montagne » (p. 76).

Il me semble de plus en plus que les notations sèches et claires de Pleynet trahissent ici quelques-unes des préoccupations majeures de l'écrivain, car les perceptions accumulées d'un réel autre dans ses dimensions spatiales et temporelles (« le temps qui ne s'arrête ni ne continue ») se font incessamment autour et dans la mise en œuvre de l'écriture poétique même de Pleynet. Avec le temps on s'apercevra que le bonheur silencieux de l'écrivain en Chine fut celui de la découverte et de l'expérimentation d'une mise en espace continuellement favorable à la « Dichtung ». C'est dans cette perspective qu'il faut lire, notamment, la discussion entre compagnons de voyage ayant trait à la résistance qu'oppose la Chine au récit. Comme le remarque Julia Kristeva : « Ce pays n'offre pas de possibilité de récit, impossible de faire passer les micro-accidents et différences que l'on perçoit dans le langage. Il en est de ce pays comme de sa peinture, il est fade » (p. 53). Cette « fadeur » chinoise (à laquelle Roland Barthes fut si attentif (3)) n'est évidemment pas à lire dans la perspective du « maussade » occidental, toujours solidaire d'un « sanguin » phallique affirmé et dénié... Il serait plutôt ce chatoiement d'arrière-plans marqués mais non-enchaînés, une réserve de saveurs qui, si elle rend impossible ou superflue une transposition linéaire, n'en influe et n'en innerve pas moins, de manière privilégiée, l'écriture poétique partout présente en Chine. Hors de toute propagande politique (dont Pleynet et ses compagnons assumèrent comme on sait à la fois la passion et le pénible malentendu) il faut lire ici le spectacle du poème de Mao Tse-toung accroché à un filet transparent et flottant « vif, déchiré, cursif sur le ciel »...

Partout, en effet, est présente dans l'immensité du pays la subtilité « d'une culture et d'un sens fabuleux » (p. 55). « Fabuleux mais de quelle fable ? » se demande Pleynet en traversant plus tard l'ancien temple de Confucius à Xian où se dresse une extraordinaire « forêt de stèles » sur lesquelles se lisent en inscriptions massives les Douzes Livres Classiques qu'un Occidental ne peut évidemment parcourir qu'en rêve. Et c'est encore dans cette perspective-là qu'il faut lire les tentatives d'écritures poétiques (« selon le mode et le rythme de perception émotionnelle de la langue et de la pensée chinoise ») qui parsèment Le Voyage en Chine en regard des descriptions en prose...

Un des aspects les plus passionnants de ce livre est la manière discrète dont il suggère et indique que ce voyage fut à la fois la découverte et la confirmation des parti-pris les plus fondamentaux de Marcelin Pleynet, poète. Toute son œuvre, à travers ses ruptures et soubresauts, pose et creuse la nécessité pour l'écrivain de s'affronter à de grands volumes de culture, de les lire, de les traverser en rêvant l'œil ouvert, de les critiquer, de les chanter et de les rythmer par « les exubérances intuitives de la raison » (p. 14)     Entendre « comme la pensée les nomme / avec ces jambages » (Comme)… Traversée d'éveil et de sommeil : « les cycles de l'histoire / les parques plus endormies que la montagne... » (Stanze). Etc. Et les peintres qui retiennent Pleynet ne sont-ils pas précisément ceux qui ont à traiter, avec tous les investissements contradictoires possibles, ces mêmes « volumes de culture » ?

Il faut, bien sûr, remarquer que Le Voyage en Chine fait la part des expériences positives et des autres : ainsi l'expérience du « gardiennage » politique imposé à un peuple cultivé et celle des coupures qu'implique un voyage aussi strictement « guidé » : « … tout au long de ce voyage il faut se reconnaître coupé de toute expérience concrète, dans la mesure où coupé de toute expérience comptable et de toute expérience sexuelle, de tout rapport à la monnaie et au sexe » (p. 66). Or, la poésie de Pleynet serait impensable sans l'attention qu'elle porte à l'impact sexuel de cet écrit entre éveil et sommeil qu'est la « poésie » et sans cette passion (toute sadienne (4)) du chiffre, du comptable, de l'or... Les chiffres foisonnent en Chine, on l'a vu dans les poèmes, dans la description des grottes de Longmen, dans les noms de lieu. Quant au rapport du Chinois et du « sexe » (5), s'il est évident qu'il participe à ce changement d'échelle qui marque toute espèce de relation et de volume et qu'il n'est donc guère comparable à ce que nous en vivons ici, il n'en demeure pas moins vrai que l'idéologie marxiste en propose un refoulement religieux très net. Lors de la visite à la Pagode de la Grande Oie (Xian), les guides du PCC interdisent l'accès au temple et aux annexes... « Seraient-ils toujours en activité ? » se demande Pleynet en pénétrant le « Musée des fouilles archéologiques », situé à quelques mètres de la Pagode et où s'exhibent les vestiges d'une société archaïque, matriarcale. « Ainsi, note-t-il, une des nécropoles révèle une disposition de tombes d'hommes autour d'une tombe de femme : la Grande Mère centre de la nécropole » (p. 84). Trace archaïque révolue, balayée par les révolutions ? Pas tellement si l'on en croit le récit (p. 81) d'un spectacle moderne joué par l'Opéra des Sept Régions. « Ph. S. remarque que, aussi bien au cinéma qu'au théâtre, c'est toujours la femme qui tient le rôle positif, ou plus exactement la jeune fille virilisée pour l'occasion. Il ajoute qu'en fait dans tous ces scénarios il n'y a jamais de femme. R. B. : “C'est vrai, pas de femme de trente ans”, Ph. S. : “En effet, seulement des jeunes filles virilisées et des femmes d'âge” » (6).

Or, c'est précisément ce point-là, l'immémoriale censure du fait qu'une femme ne puisse avoir lieu sinon par rapport à la « matricité » vénérée, que Pleynet met en scène et analyse avec un emportement certain dans le très beau Chant I de Stanze, livre qu'il publie juste avant le voyage...

         « le même secret sans fond ni surface
le spectacle étant vide et somme toute joyeux l'afol-
lement devant le commencement toujours répété
jamais »

(Stanze)

 

Est-ce dès lors un hasard si, après la crise « maoïste » de Tel Quel et le voyage en Chine, ce fut bien ce point-là qui allait constituer le nerf réel de la lutte acharnée qui se faisait à Tel Quel, et ce à travers des œuvres de plus en plus différenciées ? N'est-ce pas cette fouille écrite et irrespectueuse du grand « secret sans fond » (de la Mère déléguant et réglant le pouvoir partout) qui se déploie aussi bien dans la prodigieuse machine de Paradis (Sollers) que dans le jeu rythmique de découpes condensées et espacées marquant le travail de Pleynet ? N'est-ce pas enfin sous cet angle-là (l'homme n'entrant dans le jeu symbolique que quoad castrationem, la femme n'y étant jamais prise que quoad matrem (7)) qu'il faudra lire un jour la véritable histoire de la résistance de Tel Quel à tout refoulement ? Ça permettrait, en tout cas, d'en finir avec pas mal d'anecdotes, de dénégations et de radotages.

 

 

Frans De Haes
Courrier du centre international d'études poétiques, n°139-140, janvier-février 1981.

 

 

(1) M. Pleynet, Paysages en deux, suivi de Les Lignes de la prose, Seuil, coll. « Tel Quel », 1963.
(2) M. Pleynet, Le Voyage en Chine. Chroniques du journal ordinaire - 11 avril-3 mai 1974 (extraits), Hachette, coll. « P.O.L. », 1980. Signalons la parution prochaine d'un autre volume de ce « journal ordinaire » (l'année 1979) sous le titre Spirito Peregrino (Hachette).
(3) R. Barthes, « Alors, la Chine », Le Monde, 24 mai 1974.
(4) Cf. M. Pleynet, « Sade, des chiffres, des lettres », Tel Quel, n°86, 1980. Pleynet prépare un Sade dans la coll. « Écrivains de toujours » (Seuil).
(5) « J. K. dit que l'idéogramme pour sexe est le même que celui pour caractère, près de : germe/naissance/couleur/vide » (Le Voyage en Chine, p. 30).
(6) Le Voyage en Chine, p. 81. Je souligne. Les initiales qui parsèment le livre sont de Julia Kristeva, Roland Barthes, Philippe Sollers et François Wahl.
(7) Cf. J. Lacan, « La fonction de l'écrit », Encore (Livre XX du Séminaire), Seuil, 1975, p. 36.