Sur Marcelin Pleynet

Projection de Vita Nova, film de Florence D. Lambert consacré à M. P., MK2 Beaubourg, avril 2010.

Je voudrais commencer par remercier Florence de me donner l’opportunité de témoigner ici de l’immense affection que je voue à l’œuvre de Marcelin Pleynet, et peut être aussi de faire en sorte que la projection de ce soir soit quelque chose comme une fête.

Puisque nous sommes entre amis, puisque nous ne sommes pas tenus par des contraintes commerciales, puisque que nous n’essayons pas ici de faire avancer notre petit pion social, alors offrons-nous ce luxe de parler uniquement de littérature, offrons-nous cette joie sans complications inutiles. Que la littérature soit la condition sine qua non de la joie, qu’il soit impossible de bien aimer sans bien écrire, et qu’il soit impossible de bien écrire sans bien lire, voilà ce que je retiendrai au premier chef de cette œuvre. J’ai découvert Plaisir à la tempête à dix-neuf ans, pas très loin d’ici, à la bibliothèque de Beaubourg, et je défis quiconque de ne pas considérer ce hasard comme une chance. De quelle chance parlons-nous ? De la chance qui consiste à comprendre au plus vite que la littérature est une machine de guerre contre le malheur et le pathos, qu’elle nous met au contraire à l’école de la grande santé. Première et merveilleuse leçon que l’on découvre disséminée dans l’œuvre entière. J’ai ensuite découvert Fragments du chœur, improvisation musicale sur ce sonnet de Shakespeare : « That every word doth almost tell my name/ showing their birth, and where they did proceed » Si bien que dans les mots chaque mot doit presque redire mon nom/montrant leur naissance et leur origine. Play né. Que nous soyons nés pour jouer, que la grande leçon à retenir de ce nom est que le jeu doit être assumé, entendu, compris, écouté, que la gratuité qu’il implique fait de nous des êtres de gratitude, c'est-à-dire des êtres de lecture, là où la sensation bien comprise semble nous ouvrir une bibliothèque tout entière. Diderot, Stendhal, Montaigne… À vrai dire, toute sensation est une bibliothèque, et toute bibliothèque doit pouvoir s’appliquer sur un point, qui est une sensation. Voilà un deuxième motif musical qui je crois parcourt toute l’œuvre de Marcelin. Aucun des mots prononcés dans ce film n’est de Marcelin et pourtant tout est de Marcelin, parce que la sensation bien comprise porte avec elle le meilleur de la littérature. Voilà pourquoi nous avons quitté le monde des citations, voilà pourquoi nous ne sommes pas ici dans un exercice doctoral, voilà pourquoi les mots prononcés dans ce film nous ouvrent au monde, ou plus exactement à Paris, à Rome, et à Venise.

Vous serez peut-être sensibles aux portes qui s’ouvrent, dans ce film, à la répétition de cette porte verte qui s’ouvre. Ce qui me fait penser que ce film est réussi, c’est que cette répétition est à chaque fois un enrichissement par rapport aux séquences précédentes, et lorsqu’une répétition devient un enrichissement, alors on sait que l’on est entré dans le bon rythme de la vie.

Lire Marcelin Pleynet c’est donc être déjà porteur de ces quelques vérités, que la littérature est une machine de guerre contre la névrose, que la sensation harmonieuse est une bibliothèque, et qu’elle nous ouvre à ce qui se fait de plus haut dans les arts et dans la littérature. Je ne crois pas qu’il soit possible de découvrir quelque chose de plus important à dix-neuf ans, et quelques vingt ans plus tard, je dois bien reconnaître que ces vérités me servent toujours de repère.

J’ai rencontré deux fois Marcelin Pleynet, et de manière très furtive, chez notre éditeur commun. Le simple fait que nous ayons un éditeur commun est pour moi le plus heureux des hasards. J’ai envoyé mon premier livre par la poste, et c’est ainsi que Sollers l’a publié. C’est donc dans le bureau de L'Infini que nous sommes croisés furtivement, et bien que nous ayons échangé quelques lettres, j’aime penser que notre relation est entièrement soumise à la loi du hasard. J’aime aussi penser que nous sommes liés dans un sentiment de gratitude, d’ailleurs tout à fait décomplexé, envers Philippe Sollers, et que, d’une certaine manière, ces deux éléments, le hasard et la gratitude, sont liés.

Je ne peux pas ne pas évoquer, même brièvement, le travail que ces deux écrivains français ont accompli ensemble. Non seulement cette collaboration est à l’origine d’une lecture sans équivalent de Lautréamont, de Dante, de Lacan, de la Psychanalyse, de la Bible, mais elle nous a montré, à travers un texte comme Paradis, ou bien comme Stanze, incantation dite au bandeau d’or I-IV, que la littérature est le seul discours capable de comprendre tous les autres discours. Lorsque je repense aux années que je n’ai pas vécues, aux années 60 et 70, je suis frappé par la pauvreté intellectuelle de ma génération, tant sur le plan de la critique littéraire, moribonde, que sur le plan philosophique -- maintenant que les théoriciens si prometteurs de la Mort de l’Homme nous ont fait faux bond, et que les humanistes tiennent le haut du pavé. Je sais bien que les animateurs de la revue Tel Quel furent accusés de terrorisme (et je sais bien qu’un terroriste s’est glissé dans la salle ce soir) mais je n’arrive pas à me sentir solidaire de ce reproche sous prétexte que je suis né trente ans plus tard. Permettez-moi d’utiliser une expression un peu brutale, mais, comparé à notre génération, je trouve que ce terrorisme avait quand même de la gueule. Je me demande si nous saurions ce que peut la littérature si la revue Tel Quel n’avait pas imposé un certain nombre d’auteurs comme Ezra Pound, et je me demande ce que nous saurions de la vie heureuse si nous n’avions que le philosophe Luc Ferry à nous mettre sous la dent. Sur ce dernier point, je pense sincèrement qu’il vaut mieux relire calmement Plaisir à la tempête. Quoi qu’il en soit, vingt ans après cette découverte, je comprends mieux le malentendu dont il fait toujours l’objet aujourd’hui. Il va sans dire qu’il s’agit d’un malentendu profond, complexe, inséparable du plaisir que notre auteur prend, de toute évidence, à écrire. Cher Marcelin Pleynet, permettez-moi d’emprunter la voix la Société et de vous dire ceci : je pense que votre amitié avec Sollers est inadmissible, ou, si l’on préfère, que cette amitié n’est pas pardonnable. Si la vie d’un écrivain heureux a déjà quelque chose d’insupportable, imaginez ce que provoque dans le milieu des lettres le spectacle de deux écrivains heureux qui s’entendent bien, et depuis cinquante ans. Une deuxième chose sur laquelle je vous demande de réfléchir, c’est à rédiger des romans mieux construits, avec un début, un milieu, et une fin, plutôt que de nous abreuver de citations dont le sens, qui plus est, n’est jamais très clair. On ne voit pas toujours où vous voulez en venir, Monsieur Pleynet, j’espère que vous en avez conscience. La dernière chose qu’il faudrait que vous changiez au plus vite, et vous allez voir que la deuxième accusation n’est pas sans lien avec la troisième, c’est cette manie de faire comme si je n’existais pas, Moi, la Société. Or j’existe, et je serais heureuse de retrouver dans les paysages que vous nous décrivez avec tant de générosité quelques arpents de cette banlieue profonde dont je dois m’occuper au quotidien, et dont vous avez l’air, avec cette manie toute sollersienne de vous échapper à Venise, de faire si peu de cas. Je vous répète que cette amitié est beaucoup plus banale et bien moins importante que vous ne le pensez, et que vous auriez bien tort d’en faire tout un roman. Voilà, Monsieur Pleynet, ce que je pense. Je suis heureuse d’avoir pu vous dire les choses en face.
Pour ma part, et d’une façon peut-être plus modeste, je conclurai mon propos par l’observation suivante. Ce qui rend l’œuvre de Marcelin Pleynet si belle et si exigeante, ce n’est pas la difficulté des référents qu’il mobilise. Tout le monde, ou plutôt chacun peut lire Diderot, Stendhal, Bossuet, Shakespeare, il suffit de s’isoler et de prendre son temps. Ce n’est pas non plus l’hermétisme éventuel de son style, car la poésie de Marcelin Pleynet n’est justement pas hermétique. Ce qui fait de cette œuvre l’objet de tellement de malentendus, c’est qu’il est impossible d’y accéder au moyen d’une petite vie et en accumulant de petites lectures. Il ne s’agit donc pas d’une difficulté littéraire, mais d’une difficulté éthique. Elle présuppose chez celui qui écoute une ouverture de cœur au moins égale à celle de celui qui écrit, ce qui n’est pas peu dire dans ce cas précis. C’est cette éthique, me semble-t-il, qui éclaire chaque séquence de ce film, chaque pan de pierre, chaque fontaine. Mais il est grand temps pour moi de vous laisser apprécier ce qui va suivre.

Merci.

David di Nota

L'Infini, n°112, automne 2010.