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Apollinaire
Portrait du poète en critique

 

« À la fin tu es las de ce monde ancien / Bergère ô tour Eiffel le troupeau de tes ponts bêle ce matin / Tu en as assez de vivre dans l'antiquité grecque et romaine / Ici même les automobiles ont l'air d'être anciennes / La religion seule est restée toute neuve la religion / Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation / Seul en Europe tu n'es pas antique ô Christianisme / L'Européen le plus moderne c'est vous Pape Pie X / Et toi que les fenêtres observent la honte te retient / D'entrer dans une église et de t'y confesser ce matin / Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut / Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux ».
Cet extrait de « Zone », qui ouvre le plus célèbre volume de poésies d'Apollinaire, Alcools, témoigne aussi clairement que possible de la pensée poétique d'un des plus importants, si ce n'est du plus important, poètes français du XXe siècle.
La figure d'Apollinaire est en effet beaucoup plus complexe que ne permet de l'imaginer la mythologie avant-gardiste et moderniste qui s'en est emparée. La vie du poète qui, ne l'oublions pas, meurt à trente-huit ans, comporte il est vrai assez d'épisodes romanesques pour justifier l'image systématiquement insolite qu'on s'en fait aujourd'hui. Mais n'est-ce pas justement ce que l'œuvre d'Apollinaire s'emploie à traiter en assumant déclarativement, dès l'ouverture de son premier volume de poésie, les expériences sensibles, esthétiques, les plus contemporaines, les plus modernes (la tour Eiffel, les hangars de Port-Aviation, l'automobile, les affiches, etc.), et la tradition chrétienne et catholique à laquelle il est intimement et, n'en doutons pas, affectivement, lié ?
Il faut savoir que si Guillaume, Albert, Vladimir, Apollinaire de Kostrowitzky, né à Rome le 26 août 1880, et baptisé à l'église de San Vito le 29 septembre, est le fils naturel de François Flugi d'Aspermont et d'Angélique de Kostrowitzky, qui ne le reconnaîtra que le 2 novembre 1880, il est aussi, par sa mère, le petit-fils d'Apollinaire Kostrowitzky, camérier d'honneur de cape et d'épée à la cour papale dès 1868. On a beaucoup insisté sur les origines polonaises de la famille du poète, mais insuffisamment sur la personnalité de son grand-père maternel, qui ne fut certainement pas sans influence sur le caractère de l'enfant, sur ses ferveurs religieuses (à l'âge de quinze ans il est secrétaire de la Congrégation de l'Immaculée Conception) et, plus tardivement, sur les actions (en 1918, quelques mois avant de mourir, Apollinaire épousera religieusement Jacqueline Kolb à Saint-Thomas-d'Aquin) comme sur la pensée et la sensibilité de l'homme.
N'oublions pas que le nom sous lequel nous le connaissons aujourd'hui, ce pseudonyme qu'il choisit parmi ses quatre noms de baptême, Apollinaire, est aussi le prénom de son grand-père maternel.
Pour ne pas tenir compte de ce qui donne au caractère de l'écrivain sa complexité, la forme d'une pensée et d'une inspiration vraiment singulière, ses proches et ses amis parisiens ne comprendront pas toujours les motivations d'une œuvre qui par bien des aspects leur échappe. Les tout jeunes représentants des futures avant-gardes, Breton, Tzara, Soupault, Aragon, Reverdy, acceptent les tendances de « L'esprit nouveau », sans suivre clairement ce qu'il en est de l'attachement d'Apollinaire pour les valeurs traditionnelles : « L'ordre, le bon sens et l'expérience sont le point de départ », écrit-il en conclusion de sa conférence sur « L'esprit nouveau ». Conférence qui s'ouvre par une déclaration encore plus manifeste et aussi peu « dadaïste » que possible : « L'esprit nouveau qui s'annonce prétend avant tout hériter des classiques un solide bon sens, un esprit critique assuré, des vues d'ensemble sur l'univers et dans l'âme humaine, et le sens du devoir qui dépouille les sentiments et en limite, ou plutôt en contient, les manifestations ». À ne pas vouloir entendre que l'œuvre témoigne aussi et explicitement d'une intelligence critique de son époque, elle se trouve versée au compte des turbulences de l'actualité et devient en partie incompréhensible.
À travers l'humour dont témoignent les poèmes, les romans, le théâtre et les articles d'Apollinaire, se joue incontestablement une stratégie critique qui lui fera écrire à André Breton en 1916 : « Je défends si âprement (même ce que je n'aime point) contre ce que je trouve une injustice, qu'il arrive souvent que l'on me croie très enthousiasmé d'une chose que je goûte médiocrement mais que l'on a attaquée mal à propos1. »
C'est pour ne pas suivre en effet la complexité d'une œuvre et d'une pensée que l'on réduit un peu trop facilement à un pur syncrétisme littéraire, que toute une partie de l'activité créatrice et critique d'Apollinaire échappe à ses contemporains et reste aujourd'hui encore peu connue. Qu'en est-il à présent objectivement de la querelle qui en 1914 oppose Robert Delaunay, qui veut se démarquer du cubisme, et Apollinaire, qui le considère comme « hérésiarque du cubisme » ? La vision d'Apollinaire dans ce cas ne fut-elle pas la plus juste2 ? Qu'en fut-il de la mécompréhension des Mamelles de Tirésias et du reproche que l'on fit à Apollinaire de traiter de la reproduction de l'espèce comme d'une farce ? Les reproches viennent du groupe cubiste, mené par Juan Gris. Que faut-il entendre par là,  si ce n'est chez ces peintres le confus sentiment qu'Apollinaire croit aux individualités avant de croire aux groupes et aux écoles, et que son activité est ainsi très activement critique ? Que faut-il retenir des réserves d'André Billy lors de la publication de Calligrammes en 1918, si ce n'est une réticence quant à la « vérité nouvelle » de l'œuvre ? Que faut-il entendre des réserves d'Aragon sur l'inspiration guerrière des poèmes, si ce n'est une opacité critique qui ne tardera pas à conduire Aragon jusqu'à se tromper de guerre, en effet ?
Des proches et des amis parisiens d'Apollinaire, seul Picasso semble avoir effectivement entretenu avec le poète ce que je dirais une intelligence complice. Pas le moindre malentendu pictural ou poétique, entre eux l'essentiel, l'intelligence critique et créatrice, passe, ce qui permet à Picasso de déclarer tout à fait objectivement lors d'un entretien avec André Malraux : « Tenez, Apollinaire, il ne connaissait rien à la peinture, pourtant il aimait la vraie. Les poètes, souvent, ils devinent3. »

« Moi, je n'ai pas la crainte de l'art et je n'ai aucun préjugé touchant la matière des peintures4. » Cette déclaration qu'Apollinaire fait figurer dans les toutes premières pages de ses Méditations esthétiques sur Les Peintres cubistes, ne pourrait-on pas l'attribuer à Picasso ? C'est aussi qu'avec la peinture et la poésie, et au-delà de la peinture et de la poésie, beaucoup de choses, dès leur rencontre, rapprochent les deux hommes. Si Apollinaire rencontre Derain et Vlaminck lors d'une de ses promenades dominicales autour du Vésinet en 1904, ce n'est qu'à partir du moment où il a fait la connaissance de Picasso et après l'article qu'il consacre au peintre dans La revue immoraliste, qu'il s'intéresse plus manifestement à l'art contemporain et commence sa carrière de critique d'art. Comme l'écrivent Pierre Marcel Adéma et Maurice Décaudin : « Avec Picasso, ce sera une sympathie immédiate et une communauté de recherches profonde5. »
Les deux hommes ont quasiment le même âge, Apollinaire est né en 1880, Picasso en 1881. Ils sont l'un et l'autre étrangers. L'Espagnol arrive pour la première fois à Paris à l'occasion de l'Exposition universelle de 1900. Apollinaire, russo-polonais, ou italien-russe (comme l'indique sa carte d'identité), rejoint sa mère à Paris dans un meublé, 9, rue de Constantinople, en octobre 1899. Comme en témoigne un dessin de 1904 où Picasso s'est représenté contemplant Fernande Olivier endormie, le sentiment amoureux est alors chez chacun des deux jeunes gens lié à une effusion poétique. Apollinaire pourra écrire dans le premier article qu'il consacre à Picasso : « Son naturalisme amoureux de précision se double de ce mysticisme qui en Espagne gît au fond des âmes les moins religieuses ». Effusion poétique, naturalisme amoureux et fantaisie, vont réunir et déterminer ces deux caractères et ces deux œuvres à un moment charnière de leur histoire, qui ne tardera pas à se confondre avec l'histoire de l'art et l'histoire de la littérature. En 1904 une déception amoureuse inspira à Apollinaire ce chef-d'œuvre de la poésie du XXe siècle qu'est « La Chanson du mal aimé ». Le Salon d'automne de 1905 révèlera « la cage aux fauves » et celui qu'Apollinaire appellera « le fauve des fauves », Henri Matisse. À l'automne 1906 un événement intime, plus ou moins lié à la brouille qui le séparera, dans les mois qui suivent, de Fernande Olivier, conduit Picasso à réaliser un certain nombre de peintures comme préparant le style monumental des « Demoiselles d'Avignon ».
1907, Picasso a vingt-six ans, un savoir nouveau vient de naître : « Point d'idéal, mais la vérité toujours nouvelle6. » Critiques, amateurs et amis s'effraient. Apollinaire, comme il a suivi le Matisse fauve de La Femme au chapeau, Apollinaire, qui n'a pas « la crainte de l'art » et n'a « aucun préjugé touchant la matière de la peinture », note dans son Journal : « Dîné chez Picasso, vu sa nouvelle peinture : couleurs égales, roses de chairs, de fleurs, etc., têtes de femmes pareilles et simples, têtes d'hommes aussi. Admirable langage que nulle littérature ne peut indiquer car nos mots sont faits d'avance7. » La fabuleuse aventure du cubisme commence, Apollinaire peut écrire : « Aucun peintre vivant n'a sans doute exercé une aussi grande influence que Picasso... » - et avec une intelligence particulièrement subtile : « La nouvelle école de peinture porte le nom de cubisme... les œuvres les plus importantes et les plus audacieuses qu'elle produisit aussitôt furent celles d'un grand artiste que l'on doit considérer comme un fondateur : Pablo Picasso, dont les inventions [sont] corroborées par le bon sens de Georges Braque8. »
Dès lors le destin des deux œuvres et des deux hommes est inséparable.
En 1913 Alcools paraît au Mercure de France, avec en frontispice un portrait d'Apollinaire par Picasso. Le 2 mai 1918, Picasso sera témoin au mariage d'Apollinaire et de Jacqueline. Le vendredi 12 juillet de la même année, Apollinaire sera témoin au mariage de Picasso et d'Olga. En janvier 1918, fidèle à son amour de la vraie peinture et lié à l'œuvre des artistes qui s'imposent comme les deux plus grands peintres du XXe siècle, Apollinaire préface l'exposition « Matisse et Picasso » qu'organise la galerie Paul Guillaume. Nous savons, grâce à la correspondance qui vient d'être publiée, qu'Apollinaire et Picasso échangèrent au moins une lettre par mois entre 1905 et 19189. En 1928 Picasso réalise la maquette du Monument à Guillaume Apollinaire. En 1956 il offre, en hommage à Apollinaire, le Portrait de Dora Maar, la seule de ses sculptures qui se trouve aujourd'hui dans un espace public à Paris, près de l'église Saint-Germain-des-Prés.
Mais comment mesurer l'intelligence qui associe ces deux œuvres et ces deux hommes, lorsque l'on sait que le 8 avril 1973, à quatre-vingt-onze ans, sur son lit de mort, le nom d'Apollinaire est une des dernières paroles de Picasso ?
Apollinaire a su ne pas se tromper en reconnaissant immédiatement les deux plus grands artistes de son siècle. Eux-mêmes ne s'y sont pas trompés. C'est avec cette certitude, c'est avec cette même certitude qu'il nous faut lire et relire, et découvrir Apollinaire poète et critique d'art, si nous voulons comprendre pourquoi, comme Picasso le dit : « Au temps du Bateau-Lavoir les poètes devinaient. »

Connaissance des arts, février 1993, n°492.

 

1 Cité par V. Gille, « Des joies de toutes les couleurs », catalogue de l'exposition Apollinaire critique d'art, au Pavillon des Arts à Paris, 1993.
2 Voir R. Delaunay, Du cubisme à l'art abstrait, S.E.V.P.E.N., 1957.
3 A. Malraux, La tête d'obsidienne, Gallimard, 1974.
4 G. Apollinaire, «Les peintres cubistes», Œuvres en prose, t. II, Gallimard, coll. « La Pléiade ».
5 P.-M. Adéma et M. Décaudin, Album Apollinaire, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1971.
6 Apollinaire cité par V. Gille, op. cit.
7 Apollinaire cité par V. Gille, op. cit.
8 Apollinaire cité par V. Gille, op. cit.
9 Correspondance Pablo Picasso / Guillaume Apollinaire, Gallimard, 1992.