Un homme en résistance

J'ai rencontré pour la première fois Jean Cayrol en mai 1955. J'avais 22 ans. Et, après avoir publié dans le numéro 2 d'Écrire, je ne devais pas tarder à travailler pour lui, aux éditions du Seuil, puis à devenir son secrétaire personnel, et à l'accompagner dans divers voyages, en Hollande, en Angleterre, en Écosse... Cayrol était déjà occupé par le projet de Nuit et Brouillard, et j'ai suivi toute la réalisation du film par son intermédiaire ; nous en parlions souvent. Nuit et Brouillard est désormais généralement présenté comme « un des grands classiques sur les camps de la mort », cette formule aurait fait frémir Cayrol !
Ce que je retiens de ma fréquentation de Jean Cayrol et de mon amitié pour lui ne me porte pas à le fixer, à l'enfermer dans « l'effroyable expérience de l'exil et de la déportation », comme si l'on voulait oublier que l'exil, la déportation, l'enfermement dans les camps de la mort, furent déterminés par son entrée dans la Résistance et sa participation au réseau Notre-Dame du colonel Rémy, dès 1940. Je considère aujourd'hui encore que, pour le jeune homme que j'étais, rencontrer et partager l'existence et la méditation de ce Résistant français de la première heure, ce fut une chance, et une dette comme on en contracte peu au cours de son existence. Une chance notamment dans un pays où, comme Cayrol l'écrit alors, « c'est la France elle-même qui fait tomber sa nuit et son brouillard ».
Jean Cayrol résista contre l'Occupation de 1940 à 1943, date à laquelle il est déporté au camp de Mauthausen-Guren. Et lorsque je pense à lui, c'est d'abord et essentiellement la figure de ce résistant qui s'impose à moi. La Résistance les conduisit, lui et son frère, qui n'en revint pas, dans les camps de la mort. Jean Cayrol en revint très profondément blessé et bouleversé, mais pas moins résistant. Sa vie et son œuvre en témoignent, et sa vigilance quotidienne. Lazare parmi nous, Nuit et Brouillard, sont d'abord des actes de résistance, comme, au titre du retour et du témoignage poétique, existentiel, son œuvre romanesque. Sans oublier son activité d'éditeur, et son intuition, son extraordinaire et subtile perspicacité de lecteur.
Je me souviens de l'accueil qu'il réserva et de l'attention qu'il porta au récit Le Défi, que lui fit parvenir Philippe Sollers en 1956. Est-ce un hasard si Sollers adressa à Cayrol ce récit, qui devait paraître dans le numéro 3 d'Écrire ? Les archives du Seuil en conservent une définition qui éclaire bien l'enjeu d'un mode de résistance que Cayrol ne pouvait que reconnaître. Sollers écrit alors : « J'ai essayé avec Le Défi d'atteindre à ce pur domaine de l'être où ce dernier est sommé de se défendre sous peine de ne plus exister suffisamment. » Est-ce un hasard si, en 1958, c'est Cayrol qui me fait rencontrer Philippe Sollers ?
Rien n'est dit de la complexité aventureuse de cet écrivain si l'on ne s'arrête pas d'abord à cet engagement initial dans la Résistance. Résistance, comme il l'écrit lui-même, dans « la défense surnaturelle de l'homme ».
Dans les dernières pages, « Rêves post-concentrationnaires », de Lazare parmi nous, Jean Cayrol évoque un « post-scriptum » aux rêves concentrationnaires, avant d'aborder son essai Pour un romanesque lazaréen. A-t-on remarqué que l'intrigue de ses romans se constitue d'un secret partage entre l'ailleurs des rêves et la réalité ; et que leur forme, si singulière, participe d'une organisation cellulaire, aussi bien au sens biologique du mot ?
Mais qui peut aujourd'hui lire l'auteur de Lazare parmi nous et entendre la voix qui prononce et traverse Nuit et Brouillard ? Faut-il rappeler que le film ne put obtenir son visa d'exploitation qu'en retranchant une image où l'on voyait le képi d'un gendarme français dans le camp où étaient parqués les déportés ?
En tête des Corps étrangers, dédié à l'éditeur Claude Durand, Jean Cayrol écrit : « Quand me croira-t-on ? Quand me répondra-t-on ? » Cette édition partielle de son œuvre, intitulée curieusement Œuvre lazaréenne, ne semble malheureusement répondre à aucune de ces questions. On peut même se demander si l'éditeur a pris la peine de relire ce qu'il publiait. Dans la « Note » qui introduit le volume, ne cite-t-il pas faussement le titre d'un des romans qu'il publie : « On vous parle de vous » pour On vous parle ? Et, reprenant à la lettre l'édition de Nuit et Brouillard publiée, dans la collection « Liberté », aux éditions Fayard en 1997, l'éditeur de cette Œuvre lazaréenne semble ne pas s'être aperçu qu'il reprenait textuellement, page 1005, sous le titre De la mort à la vie, l'ensemble qu'il avait déjà publié page 801, sous le titre, plus vraisemblable, de Pour un romanesque lazaréen.
« Quand me répondra-t-on ? » Se donneront une chance d'entendre, et de lire Jean Cayrol, ceux pour qui un semblable traitement de son œuvre, est, non seulement inadmissible, mais intolérable.
Le mode de résistance propre au Jean Cayrol que j'ai connu, je le trouve, en lettres capitales, en tête du sixième chapitre de son premier roman (1947) : « MAIS OUI J'ÉCRIRAI, et personne ne m'en empêchera. » Reste à respecter ce qui est écrit. Nous sommes quelques-uns à lui devoir cette certitude.

Marcelin Pleynet, Le Monde, 2 février 2007.