Chagall en France
Chagall aujourd'hui


Chagall arrive pour la première fois à Paris en 1910, il a vingt-trois ans, il n'en repartira qu'en 1914, pour revenir en 1923 et rester en France jusqu'à ce que la guerre l'en chasse, en 1941. Il séjournera alors aux États-Unis, de 1941 à 1948, date à laquelle il s'installe définitivement en France. 

Si l'on fait le compte, on constate que Chagall a passé plus des deux tiers de sa vie en France, et notamment dans la maturité de son âge et de son art. 

Certes, dans un poème qui fut très souvent reproduit, Chagall prend soin de préciser : « Seul est le mien / Le pays qui se trouve dans mon âme », avant de poursuivre en développant les thèmes qui illustrent son œuvre : « En moi fleurissent des jardins / Mes fleurs sont inventées / Les rues m'appartiennent / Mais il n'y a pas de maisons / Elles ont été détruites dès mon enfance / Les habitants vagabondent dans l'air / À la recherche d'un logis / Ils habitent mon âme.» 

Ce qui est une autre façon de dire que le seul pays qu'il se reconnaît est celui que déploient sa peinture et son âme (l'âme de sa peinture), et que sa peinture ne connaît pas de frontière. Et en effet la peinture de Chagall ne connaît pas de frontière, elle est certainement aujourd'hui l'œuvre la plus universelle qui soit. Pourtant, Chagall vécut près de soixante ans en France et il n'a jamais manqué de souligner (alors même qu'il s'était momentanément installé aux États-Unis) tout ce qui le rattachait à l'art et à la culture française. 

En 1943, lors d'une conférence prononcée au « Pontigny » franco-américain, à Mount'Holyoke College et publiée dans La Renaissance, revue de l'École libre des hautes études de New York, Chagall déclare : « Je suis arrivé à Paris comme poussé par le destin .. Le soleil de l'art ne brillait alors qu'à Paris, et il me semblait et il me semble jusqu'à présent qu'il n'y a pas de plus grande révolution de l'œil que celle que j'ai rencontrée en 1910, à mon arrivée à Paris. Les paysages, les figures de Cézanne, Manet, Monet, Seurat, Renoir, Van Gogh, le fauvisme de Matisse et tant d'autres me stupéfièrent. Ils m'attiraient comme un phénomène de la nature*. » 

Expression qu'il faut retenir si l'on veut bien entendre ce qu'il en est de l'art de Chagall : les tableaux, la peinture attirent « comme des phénomènes de la nature » - il y a une nature de l'art. 

Il faut insister sur ce point dans la mesure notamment où, en fonction même du vaste retentissement et de la très forte impression que produit, très vite, l'œuvre de Chagall, la carrière de l'artiste comme ses réalisations plastiques donnent lieu à une mythologie et à une mythographie qui tendent progressivement à occulter la beauté et le charme d'une fabuleuse virtuosité plastique, qui va toujours en s'accentuant et en s'affirmant.

Il faut voir comment, tout au long de sa carrière, et avec une discrétion et une courtoisie exemplaire, Chagall s'emploie à expliquer que, pour un homme, la meilleure façon d'être fidèle à lui-même et à ses origines consiste d'abord à savoir cultiver, développer, étendre et, pour tout dire, à savoir ouvrir le monde des premières sensations (celles, entre autres, du ghetto russe de Vitebsk) à l'universalité qui les habite. Et qu'il n'est pour cela pas de meilleur moyen que de les mettre au service d'un art qui ne reconnaît ni limite, ni particularisme, ni frontière. La sensibilité, la mémoire et les images de la mémoire restent les mêmes, mais elles sont déjà beaucoup plus qu'elles-mêmes dans l'art qui les transcende et leur donne une mesure nouvelle.

Chagall ne renie jamais les images qu'on lui propose de lui-même, fussent-elles sommaires (et elles le sont le plus souvent), il se contente discrètement et courtoisement de signaler que ces images ne sont que le véhicule d'une œuvre qui a d'abord pour vocation de « réunir le passé avec l'avenir de la tradition** » et de s'ajouter vivante à la dynamique de l'histoire de l'art.

Relisant ce que Chagall déclare à Pierre Schneider, lors d'une visite commune au Louvre***, j'ai été frappé de constater qu'en moins de dix pages Chagall citait plus de douze fois Watteau, et qu'il ne s'enthousiasmait tout à fait que devant L'Embarquement pour Cythère (« Mon dieu ! La grandeur, l'écriture, la folie de cette chose ! », s'écrie-t-il) et devant le Gilles (« Ça dépasse tout le monde ! »). Un peu plus tôt, toujours dans le même entretien, il aurait déclaré à propos de La Marquise de la Solana, de Goya : « C'est du Watteau... » pour ajouter aussitôt : « Mais non : ça n'est pas de notre pays. » Enfin, devant les natures mortes de Chardin, il confiera : « La grande école française vient de là. L'art scientifique. Je dis : admiration. Chapeau. Touché. Non ? » Et n'est-ce pas en effet là aussi qu'il faut chercher le secret de Chagall ? La poésie, le folklore russe, la Bible, la tradition talmudique, oui, mais avec l'art moderne et… le XVIIIe siècle français. On comprendra mal une très grande partie des toutes dernières années de la carrière de Chagall si l'on ne retient pas le lien que l'artiste établit explicitement entre son art et la peinture française du XVIIIe siècle.

Cet aspect de l'art du peintre, que Chagall souligne lui-même à de nombreuses reprises, n'a jamais été véritablement pris en compte (bien qu'il soit essentiel à une bonne intelligence de l'œuvre) mais il demanderait de trop longs développements, impossibles ici. 

Contentons-nous donc de retenir pour le moment que Chagall s'associe directement à Watteau sur un point qui lui tient particulièrement à cœur, à savoir lorsqu'il entend relativiser l'imagerie dans laquelle on veut cantonner son œuvre, et qu'il le fait alors en utilisant, à propos de Watteau, un terme que, dans la grande monographie qu'il consacre au peintre, Hans Meyer considère comme une des plus importantes portes d'accès à « la région la plus interne de l'art de Chagall****». Chagall déclare à P. Schneider, lors de leur visite du Louvre  : « Watteau est passé à nous, non pas à cause de ses personnages, mais de la chimie », et il ajoute : « Aujourd'hui, pour moi, il y a la chimie. Tout le reste - réalisme ou antiréalisme, figuration ou non-figuration - ça ne compte plus. » 

Aujourd'hui comme hier en effet, c'est d'abord et essentiellement cette chimie qui joue et déjoue les figures en les entraînant, en les embarquant dans la chimie, dans la « transformation microscopique » qu'opère le singulier génie de Chagall. C'est la science, la chimie particulière de la peinture qui donnent aux œuvres de la période française cette extraordinaire, cette unique, cette savante, légère et somptueuse séduction chromatique. « Pour moi, aujourd'hui il n'y a que la chimie. » C'est cette légère, cette heureuse chimie des formes et des couleurs, oui, c'est cet art de la transmutation de métaux, c'est cette alchimie singulière qui, n'en doutons pas, fait aujourd'hui encore de Chagall un des plus grands peintres français de sa génération. 

 

Préface au catalogue de l'exposition Marc Chagall, galerie Gérald Piltzer, Paris, le 28 février 1993.

L'Infini, n°42, été 1993.

 

 

* Cité par Jean Cassou dans Le Panorama des arts plastiques contemporains, Gallimard, 1960.
** L'expression est de Matisse, mais elle s'applique très bien à Chagall.
*** Pierre Schneider, Les Dialogues du Louvre, rééd. A. Biro, 1991.
**** Franz Meyer, Marc Chagall, Flammarion, 1964.