Paris capitale des arts


« Arthur Cravan voyait sans doute venir ce monde quand il écrivait dans Maintenant : “Dans la rue on ne verra bientôt plus que des artistes, et on aura toutes les peines du monde à y découvrir un homme.” Tel est bien le sens de cette forme rajeunie d’une ancienne boutade des voyous de Paris : “Salut, les artistes ! Tant pis si je me trompe.” »

Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle.

 

 

− Ne trouvez-vous pas curieux que, quels qu’ils soient, les critiques et les historiens d’art français de la seconde moitié du XXe siècle s’attardent si peu sur les conditions politiques qui ont présidé à la naissance et à la réalisation des œuvres qu’ils croient devoir prendre en considération ?

Arnold Simon* est un ami de longue date. Nous nous sommes rencontrés à New York, à la fin des années 1970. Avocat d’affaires, il travaillait alors, entre autres, pour Thomas B. Hess, directeur de la revue Art News. Il est le seul New Yorkais que je connais qui collectionne aussi bien l’art américain que l’art français. Nous avons été très liés. Et lorsqu’il vient à Paris, il ne manque jamais de me faire signe.

Nous sommes installés au bar de l’hôtel Montalembert. Il m’annonce qu’il a commencé à écrire un livre sur Art News et Thomas B. Hess, qu’il considère comme un des plus importants critiques d’art américains, mal connu, injustement méconnu.

− En effet, les Français n’ont pu lire de lui que la très longue préface, en vérité un livre, qui servit de catalogue à l’exposition rétrospective de Barnett Newman présentée à Paris, dans les Galeries du Grand Palais, en 1972.

− Mais vous ? Vous l’avez connu. J’ai trouvé plusieurs lettres de vous dans ses archives. Et vous êtes, autant que je sache, le seul Français avec qui il a entretenu une correspondance.

− Connu… Oui. D’abord lors de mon séjour à New York en 1966. Il m’a proposé d’écrire dans la revue. Ce que j’ai fait à propos d’une exposition de Fernand Léger organisée par une galerie de Chicago. Nous nous sommes rencontrés quelques fois à la revue, et quelques fois chez lui, à Beekman Place. Sa collection fut pour moi une véritable révélation. Je pense notamment à sa collection de peintures de De Kooning. Puis nous nous sommes vus à Paris où il faisait de fréquents séjours. J’ai quelques lettres de lui. Mais la plus amusante est certainement celle où il me remercie de lui avoir envoyé Stanze. Qu’il ait répondu à l’envoi de ce livre, qui ne lui était, il faut bien le dire, que très peu destiné, m’a vivement touché. Et sur ce qui n’était donc même pas un malentendu, nous avons continué à correspondre.

− Justement, j’aimerais mieux comprendre ce qui vous occupait l’un et l’autre à l’époque, et sur quel terrain vous vous retrouviez.

− Lorsque je suis arrivé à New York en 1966, je n’avais pratiquement rien écrit sur l’art, et Tom Hess était alors responsable d’une des plus importantes revues d’art des États-Unis. Il était aussi nettement plus âgé que moi. Pourtant, ce qui m’a frappé, ce n’est pas seulement la spontanéité de son accueil, c’est que ce mouvement de sympathie répondait d’une culture non seulement attentive, mais très intelligemment curieuse de ce qui se passait à Paris. Il connaissait par exemple la revue Tel Quel, dont j’étais alors le responsable, et qui, comme vous le savez, n’était certes pas encore, dans ces années-là, très connue en France. Je dois ajouter que lors de ce premier voyage aux États-Unis, c’est très généralement que cette sympathie et cette curiosité se manifestaient. Aussi bien chez des critiques comme Harold Rosenberg que chez des directeurs de galerie, des directeurs de musée. William Rubin, qui était alors directeur du MoMA, m’a accompagné à plusieurs reprises chez des amateurs dont il souhaitait me faire connaître la collection. Il a lui-même souhaité plus tardivement, en 1977, écrire un livre en collaboration avec moi à l’occasion de l’exposition Paris / New York au Centre G. Pompidou. Il n’en fut pas autrement pour les peintres. Barnett Newman m’accompagna lui-même au musée Guggenheim pour que je puisse voir l’ensemble de The Stations of the Cross, dont l’exposition venait de fermer. La sympathie de Robert Motherwell fut immédiate. Et j’eus la surprise de découvrir en rencontrant Mark Rothko qu’il connaissait le texte que j’avais publié sur lui dans la revue Tel Quel, et le texte que Sollers venait de publier dans un numéro récent de Art en France. Ce qui se passait en France, à Paris, où ils étaient pourtant si mal accueillis, restait alors central pour les peintres et intellectuels américains.

− C’est sur ce point que j’aimerais mieux vous entendre. Comment Hess réagissait-il à votre discours dans une semblable situation ?

− Je n’ai jamais été très intéressé par ce que l’on appelait, à l’époque, la « Nouvelle École de Paris ». L’art et la peinture moderne, en France, ne me semblaient en rien représentés par les artistes qui occupaient alors les cimaises des galeries et celles d’un famélique Musée national d’art moderne. Ce que je découvrais aux États-Unis me semblait plus proche des ambitions de Matisse (mort en 1954), de Picasso (toujours vivant) et de Giacometti (qui venait de mourir), que ce qui s’exposait alors à Paris. Par ailleurs, vous vous souvenez certainement de l’humour et de l’esprit souvent très acerbe, caustique, de Thomas B. Hess. Son mot sur Clement Greenberg (« Clem a fait arranger ses dents de devant, enlevant ainsi le seul aspect honnête de son visage ») courait alors les salles de rédaction et les ateliers. Lorsqu’il reçut le premier numéro du magazine français Art Press, il m’écrivit : « Curieux cette revue qui porte le nom d’un drycleaner. » Je suppose qu’il n’en allait pas autrement en ce qui me concerne, il était à la fois curieux et amusé.

− Mais encore, vous parlait-il de vos publications sur l’art, votre série d’articles dans Les Lettres françaises, en 1967 ? Vous y citiez son livre sur Willem De Kooning, chez Braziller.

− Oui. Il était amusé mais précis. Ce que vous disiez tout à l’heure de la négligence des critiques et des historiens qui ne veulent rien savoir des conditions politiques objectives et subjectives qui président, à un moment donné, à la création des œuvres, cela lui semblait un point important à traiter, et notamment à propos de l’anti-américanisme, alors, et, il faut bien le dire, aujourd’hui encore, dominant en France. Mes interprétations, mes références à l’œuvre de Marx, notamment dans L’Enseignement de la peinture, en 1971, ne lui semblaient pas fausses, mais faussées par ce qu’elles oblitéraient. « Le mieux, disait-il, serait de conclure que l’art moderne est révolutionnaire mais que la révolution artistique n’est pas assimilable à la politique révolutionnaire. » Et il n’avait pas tout à fait tort.

Arnold prend son verre, et me regarde de biais.

− Il n’avait pas tort. Que voulez-vous dire ?

− C’est curieusement en me parlant de Leo Castelli et Ileana Sonnabend qu’il a abordé la question de la situation de l’art en France, et la transformation d’un pétainisme collaborationniste de circonstance en un stalinisme plus ou moins déguisé aux couleurs du parti communiste français… L’anti-américanisme étant une composante conventionnelle et quasi obligée de cette sorte de reconversion politique.

Arnold sait très bien de quoi il retourne. Il n’insiste que pour garder une trace de notre entretien sur le petit magnétophone qu’il a posé entre nous. Il me remettra d’ailleurs une copie de l’enregistrement.

− Avez-vous déjà évoqué publiquement cette conversation avec Tom Hess ?

− Non, jamais. Au demeurant, ce qu’il me disait n’était pas inconnu. En 1980, une de mes amies a fait un devoir de Maîtrise d’histoire de l’art sur la galerie René Drouin, en évoquant, bien entendu, le rôle de Ileana Sonnabend et de Leo Castelli, lors de l’ouverture de la galerie. Au début de 1939, grâce à l’argent prêté par les parents d’Ileana Sonnabend, Leo Castelli et René Drouin purent s’associer et ouvrir une galerie place Vendôme, à côté de l’hôtel Ritz. Cela me fait penser que nous eûmes cette conversation, Tom Hess et moi, en sortant de l’hôtel Ritz où, comme vous le savez, il descendait lorsqu’il venait à Paris… 1939 ! C’est l’année du pacte germano-soviétique. Hitler est au pouvoir depuis six ans. Comment aujourd’hui encore ne pas penser à cette Europe qui ne veut rien savoir de ce qui lui arrive, et qui, contre toute vraisemblance, veut croire que ce qu’elle dit ses « valeurs » la préserveront d’une catastrophe dont elles portent précisément les germes. L’Europe (Daladier pour la France) a déjà signé les accords de Munich avec l’Allemagne nazie. Quoi qu’il en soit, et nous savons ce qu’il en fut, après une expéditive et « drôle de guerre » (!), Ileana Sonnabend et Leo Castelli, parce que juifs, doivent quitter la France pour les États-Unis. Leur ancien associé, René Drouin, reprend la galerie de la place Vendôme où, pendant toute l’Occupation, il s’emploie à se constituer une nouvelle clientèle… Les activités marchandes de la galerie Drouin, au cours de cette période, restent difficiles à établir, les livres comptables ayant disparu. Les critiques de l’époque (Jean-Marc Campagne, Louis Hourticq, Louis Réau) qui préfacent les catalogues de la galerie sont des intellectuels proches de la collaboration. En 1944, Hourticq (de l’Académie) publie dans une revue nazie une apologie de la collaboration et de l’Europe allemande. Il n’y a aucun doute, durant l’Occupation, la galerie René Drouin fut proche de la collaboration, sans bien entendu, pour autant, collaborer. Cette situation était alors propre à un très grand nombre de Français. Les critiques et historiens qui traitent aujourd’hui de cette période, qualifient la ligne politique de la galerie Drouin de « ligne confuse » (sic).

Je constate que mon ami Arnold s’impatiente. Le temps passe. Il a, je suppose, des projets pour la soirée.

− Rien dans tout cela qui soit bien surprenant, et justifie l’anti-américanisme des Français après la guerre, bien au contraire le fait que tant d’Européens n’aient eu, lors de l’invasion allemande, d’autre refuge que les États-Unis, semblerait devoir démontrer exactement le contraire.

− En effet. Aussi n’était-ce là que le premier élément de la démonstration. La question, pour l’essentiel, porte sur ce qu’il en fut, à la Libération, dans les décennies qui ont suivi et sans doute aujourd’hui encore, des reconversions politiques de « la ligne plus ou moins confusément pétainiste et collaborationniste » des Français. Bref, de ce que Sollers a nommé « la France moisie ». En ce qui concerne la galerie Drouin, on ne peut pas ne pas constater que chacun a fait comme si rien ne s’était passé. Et que d’une certaine façon la galerie fut même encouragée à suivre cette voie. Dès 1943, il semble que certains amis ou proches de Drouin aient réussi à influencer le galeriste et à le convaincre d’infléchir sa première ligne « confuse » et à exposer les œuvres de Fautrier. Dès la fin de la guerre, Malraux, Paulhan, la NRF participent à la nouvelle « ligne » de la galerie, qui exposera Dubuffet. Et l’on peut supposer que les conseillers et l’opportunisme d’époque durent alors jouer un rôle important puisque le 9 février 1945 la galerie présente une exposition d’œuvres contemporaines destinées à être vendues aux enchères au profit des prisonniers de guerre et des déportés soviétiques. La préface à cette exposition précise que « l’Armée rouge ne défend pas seulement l’Union Soviétique. En portant à la bête nazie les coups les plus rudes, c’est elle qui travaille le mieux à la libération des peuples ». En lisant cela, on pourrait supposer que René Drouin a échangé Hourticq contre Aragon. Il est d’ailleurs à noter qu’en 1962 René Drouin préféra fermer sa galerie plutôt que de la reconvertir à ce que lui proposaient Ileana Sonnabend et Leo Castelli.

− Il y eut, dites-vous, un devoir de Maîtrise d’histoire de l’art sur ce sujet ?

− Mon amie a travaillé sur l’histoire de la galerie René Drouin dans un cadre universitaire, qui exclut, cela va de soi, toute interprétation politique ; mais l’essentiel des informations dont on peut disposer s’y trouvent. C’est l’évocation de ma conversation avec Tom Hess qui m’entraîne à remarquer qu’en France le blanchiment des consciences pétainistes a passé par un soviétisme et un stalinisme communiste obligé avec, en conséquence, un anti-américanisme militant… L’Amérique ne fut-elle pas le refuge de ceux que le nazisme, le fascisme et le stalinisme chassaient d’Europe… une façon de participer à « la libération des peuples » qui l’a entraînée à entrer dans la guerre et à la gagner. Les peuples qui ont été libérés par les Russes ne sont pas près de l’oublier. Curieux qu’un si grand nombre de Français et pendant si longtemps, et aujourd’hui encore, ne se pardonnent pas d’avoir été libérés par les Américains.

Arnold, qui vient de m’entendre dire ce qu’il souhaitait me faire dire, semble mal à l’aise, nerveux. Arnold est un intellectuel de la gauche cosmopolitique pour laquelle il faut que la France soit à la fois réelle et… imaginaire.

− Êtes-vous certain que la situation fut, après guerre, aussi généralement et politiquement mafieuse ? Après tout, en 1945, vous aviez à peine douze ans.

− Justement. J’ai dû dégager au quotidien les conditions politiques qui présidaient à ma formation. Et je parle d’expérience, en tenant compte des faits que j’ignorais mais qui s’imposaient à moi quotidiennement et de mille façons. Vous remarquerez d’ailleurs que je n’aborde pas les grandes lignes et les manifestations sociales et politiques officiellement actives dans l’immédiat après-guerre. Au demeurant, elles sont bien connues. Leur dernier avatar fut quatorze années de mitterrandisme. Qui plus est, pour un écrivain, un peintre, un musicien, les micro éléments, les faits concrets, les détails d’un ensemble sont aussi significatifs, sinon plus, que de larges généralités. Voulez-vous un autre exemple de ce mouvement de reconversion, tel qu’il se manifeste dans l’immédiat après-guerre, avant de devenir implicitement une norme de la vie culturelle de ce pays ? Le fait m’a lui aussi été rapporté par Tom Hess, et il est vérifiable. Je l’ai vérifié. En 1945, Stravinsky (autre artiste à trouver refuge aux États-Unis) reçoit une lettre lui proposant de publier sa Poétique musicale en France (la première édition fut éditée par Harvard University Press, en 1942), il accepte. Peu de temps après, le directeur de la collection, Roland Bourdariat, lui écrit qu’il semble peut-être inopportun de publier actuellement la cinquième partie du livre, intitulée « Les avatars de la musique russe », qui comporte des critiques sur la situation de la musique en Union Soviétique : « Il nous semble peut-être inopportun de publier actuellement la cinquième leçon d’autant que la censure militaire risque fort de l’interdire. Je pense que l’on pourrait très bien faire paraître l’ouvrage amputé de ce chapitre sans que l’ensemble en souffre. » Roland Bourdariat reviendra sur sa demande une nouvelle fois : « […] il est à craindre, outre les violentes polémiques qu’il susciterait [ce chapitre sur la musique russe et soviétique], que la censure n’y trouve à redire. » Depuis 1944, le Gouvernement provisoire de la République, qui sera présidé par de Gaulle jusqu’en 1946, est installé à Paris. Que craignent donc l’éditeur et les amis de Stravinsky, et pourquoi croient-ils devoir pratiquer cette autocensure sur tout ce qui touche l’Union Soviétique ? Ce qui se signale là n’a jamais vraiment été traité en tant que tel, et en conséquence n’a cessé d’empoisonner l’atmosphère de ce pays.

− Mais en ce qui vous concerne, comme expliquez-vous, dans un tel contexte, votre intérêt pour la peinture américaine de la seconde moitié du XXe siècle ?

− J’étais peut-être un peu moins anti-américain que beaucoup. Et puis, voyez-vous, je ne me suis jamais considéré comme un vaincu. En somme, contrairement à mes aînés, je n’ai pas perdu la guerre. En 1949, j’avais tout juste seize ans, je me suis retrouvé seul à Paris. J’y ai fait mes classes. Paris, alors, ne ressemblait en rien à ce que vous pouvez en voir aujourd’hui. Paris était alors une ville grise, mais le luxe, la lumière était étonnamment libre de l’intérieur. Je n’avais pas d’autres obligations que d’aller vers ce que j’aimais. Et le partage s’est fait de lui-même. Tout à disposition. La bibliothèque, le Louvre, les Tuileries, le Jeu de Paume… Il était, comme aujourd’hui, très difficile d’éprouver son existence en lisant Rimbaud, ou en contemplant une peinture de Cézanne, et d’accorder le moindre crédit à ce qui se publiait et à ce qui s’enseignait à l’École des Beaux-Arts, par exemple… Très difficile d’imaginer que Beaudin puisse exister en même temps que Matisse, et que Picasso puisse être assimilé aux petits écrans grillagés, plus ou moins géométriques, de Singier, Manessier, Viera da Silva, Bazaine, et j’en passe. Lorsque j’ai vu les œuvres des peintres américains – et je crois que le premier que j’ai réellement vu ce fut Motherwell, dont la White Chapel Gallery de Londres présentait une exposition rétrospective –, j’ai eu le sentiment que ces artistes témoignaient d’une énergie et d’une ambition susceptible en effet de les confronter avec ce qui s’était produit de plus spectaculairement heureux à Paris. Le sentiment dominant de la grande génération des artistes américains des années 50, fut un sentiment de concurrence avec Paris. Comme le reconnaissaient Tom Hess, Pollock et Motherwell, entre autres, Picasso et Guernica restaient au fond des esprits. Rothko reconnaissait explicitement sa dette vis-à-vis de Matisse. La dernière lettre que j’ai reçue de Motherwell témoignait de son admiration pour Picasso. Et que dire d’Arshile Gorky, de De Kooning… ? N’y aurait-il que deux artistes de l’envergure de Matisse et Picasso à Paris en moins d’un siècle, c’est déjà beaucoup, c’est déjà trop. N’est-ce pas aussi la raison pour laquelle les intellectuels, les idéologues et les artistes américains ont ensuite voulu croire qu’il n’y avait plus rien, suivant en cela le désir profond d’un certain nombre de Français, ceux qui furent définitivement les vaincus, et pour plusieurs générations, de la Seconde Guerre mondiale ? Mais qu’est-ce qui en France fut réellement vaincu par l’arrivée des troupes américaines, si ce n’est ceux qui, tout de même, explicitement ou implicitement, attendaient et attendent toujours quelque chose de ce que représentait Pétain. C’est là l’image d’une certaine France, aujourd’hui « moisie » et toujours là, en l’état si je puis dire ; mais ce ne fut sans doute jamais l’image de Paris. Vous pouvez encore assez souvent entendre des intellectuels ou des écrivains français, généralement populistes, partir en guerre contre le « parisianisme », la littérature de Saint-Germain-des-Prés (ce qui implicitement signifie qu’ils n’en ont pas fini avec Sartre), ou les « clubs » du 6e et du 7e arrondissements. France Culture, la radio bien nommée, s’est fait une spécialité de ces sortes de déclarations. De quoi s’agit-il ? De Paris, de l’histoire de Paris. Au XVIe et au XVIIe siècles, ces quartiers furent les quartiers des libertins (« guéris du sot », comme on disait joliment à l’époque), puis les quartiers des « Lumières ». Lisez ce qu’il en est dit par exemple sur les murs des immeubles du quai Voltaire. Ces Français du ressentiment pétainiste n’en ont pas fini avec Sartre comme ils n’en ont pas fini avec Voltaire. Ils ne haïssent rien tant que l’air de liberté et l’esprit qui traversent la Seine au pont Royal pour, du Louvre et des Tuileries, se diffuser sur la place Vendôme, sur le Palais Royal, sur l’Opéra, sur la place de la Concorde… Ils ne haïssent rien tant que la mémoire que respire cet Air de Paris (que Marcel Duchamp a mis en boîte, à tous les sens du mot, parce qu’en effet cet air-là se prête spirituellement au jeu, à tous les jeux). Ce qui m’a toujours frappé, en vivant à Paris, c’est que – dans cette ville historiquement, symboliquement, poétiquement riche de ce qui l’a traversée, et qui reste aujourd’hui encore particulièrement vivant – l’expérience active de la mémoire ne cesse d’être présente et de s’actualiser, ici, aujourd’hui, maintenant, comme chaque jour, assumant, en quelque sorte, l’ensevelissement, comme déchets, ordures, de ce qui n’est pas à sa taille. Installez-vous à l’angle du quai Saint-Michel et de la rue Privas, et dites-moi s’il est rien de plus vrai, de plus actuel, de plus « contemporain » que la Vue de Notre-Dame de Paris par Matisse ; bien que ce tableau ait été peint en 1914. Quelqu’un s’est-il jamais demandé pourquoi Matisse avait peint ce tableau en 1914 ?

Arnold s’inquiétait de son prochain rendez-vous. Nous quittons l’hôtel Montalembert, passons la rue Sébastien-Bottin, la rue de Beaune, le quai Voltaire, le pont du Carrousel. Nous marchons jusqu’aux guichets du Louvre. Le soleil se couche somptueusement derrière l’Arc de Triomphe, il s’allonge sur les jardins des Tuileries, traverse la pyramide de Ieoh Ming Pei, et embrase d’une chaude lumière de sable rose l’architecture de Lefuel, et toute la cour Napoléon. Il se fait tard. Mon ami Arnold me quitte place du Palais Royal. Il est de toute évidence, comme beaucoup d’autres touristes à Paris, pressé d’aller se perdre et se retrouver dans les quartiers chauds du quatrième arrondissement.

Marcelin Pleynet.
Texte inédit. Juillet 2000.

* Arnold Simon est un nom fictif, mon interlocuteur n’ayant pas souhaité signer les propos et les intentions que je lui attribue.