La chance

Venise, jeudi 19 octobre 2006

Nous avons décidé de nous retrouver, à l'angle de la place Saint Marc, au moment où le soleil se lève sur la Piazzetta… À six heures du matin les réverbères sont encore allumés. Leurs têtes, d'éclats rouges et roses, comme des grenades éclatées, s'alignent, suivent et ponctuent la colonnade des Procuraties. Ils pâlissent et se perdent dans la lumière du blanc laiteux qui précède l'immédiate levée du jour. Nous y sommes. Quelques rares passants pressés, emmitouflés comme des ombres… et l'étendue humide. Un silence, que marque plus ou moins régulièrement, à la rive, le choc des gondoles que le mouvement du canal rapproche et éloigne l'une de l'autre. Même si on ne les voit pas il y a toujours à Venise, en ponctuation, cette note noire et luisante. Venise est une phrase sans fin qui, avec ses gondoles, ne comporte que des virgules. Je les aperçois maintenant, dans la pâleur de l'aube, alignées et prêtes à servir, au bout de la Piazzetta.

La place se colore lentement, le soleil vient vers nous, encore à peine perceptible, mais déjà présent dans un ciel rose. Il aborde, avec une extrême délicatesse, le marbre blanc (Adam et Ève) à l'angle du Palais Ducale. La lumière monte, sourd dans la petite musique de l'aube, comme un parfum jaune et maintenant doré… Nous respirons cette diffusion nuageuse qui couvre la façade du palais. Et ponctuellement le mica des mosaïques s'éveille et sonne clair, espacé, comme les premières touches d'un xylophone, sous les voûtes de San Marco. Bientôt viendront les cuivres et l'envolée du quadrige corinthien sur les coupoles… C'est gagné à l'instant, nous sommes encore (en corps, là est le point) dans la diffusion, la résurrection, et la saveur éternelle des couleurs du temps.

Venise s'éveille. Les cafés ouvrent. Les touristes ne vont pas tarder. D'où viennent-ils ? Tout s'ordonne quotidiennement. Des enfants passent devant nous, se poursuivant et riant. Chacun est occupé de sa propre lumière. C'est une chance. Nous nous séparons. Je regagne le studio du campo Pisani. Il faut travailler sa chance.

« Situation », L'Infini, n°99, été 2007. Extrait.