Nicolas Poussin : Un caractère


« L’on n’a guère vu jusques à présent un chef-d’oeuvre d’esprit qui soit l’ouvrage de plusieurs. »

La Bruyère

« Veramente quel uomo e stato un grande istoriatore e grande favoleggiatore. »

Bernini

 

Toujours l’art de Poussin surprend et intrigue, et d’abord par sa clarté. André Gide écrit en 1918 : « La très grande clarté, comme il advient souvent pour nos plus belles œuvres françaises, de Rameau, de Molière ou de Poussin, est, pour défendre une œuvre, la plus spécieuse ceinture ; on en vient à douter qu’il y ait là quelque secret ; il semble qu’on en touche le fond d’abord. Mais on y revient dix ans après et l’on entre plus avant encore1. » De son côté Philippe Sollers écrit, quelque quarante ans plus tard, en 1961 : « “Étrange”, “mystérieux”, sont des mots que Poussin provoque...2 ». Et dans un tout autre ordre d’idées, n’est-ce pas ce que met en évidence Jacques Thuillier lorsque, dans son introduction au récent catalogue consacré à Simon Vouet, il croit devoir justifier une éventuelle concurrence entre les deux artistes en déclarant curieusement : « L’antagonisme qu’ils avaient mis en scène révéla surtout les limites que le génie de Poussin s’était assignées à lui-même...3 ».
Et de fait on peut parler de la génération de Vouet, Stella, Vignon, La Tour, on ne parlera jamais de la génération de Poussin. C’est que paradoxalement la figure de Poussin, qui se confond avec celle du classicisme français, est inassimilable à la production picturale du xviie siècle ; où, pour l’y retrouver, il faut, comme le fait Jacques Thuillier, la diminuer. C’est seul et de loin que Poussin marque son siècle. La tentative, à laquelle il se prête de très mauvaise grâce, pour l’assimiler à la cour de Louis XIII et au milieu parisien, n’aboutit pas. Le plus prestigieux des peintres français aura travaillé à Paris moins de deux ans, et réalisé la grande majorité de ses chefs-d’œuvre à Rome. On sait que Poussin quitte pour la première fois Paris à l’âge de vingt-neuf ans, et n’y revient que sur l’invitation du cardinal de Richelieu en décembre 1640 (il a quarante-six ans) pour, à l’automne 1642, repartir définitivement pour Rome où il meurt en 1665.
Comme l’écrit très bien Philippe Sollers : « Poussin, c’est aussi une leçon de rhétorique sur le choix des moyens et l’ordre de leur mise en œuvre ; de rhétorique profonde, en ce qu’elle apparaît naturelle au plus haut degré4. » Et si l’art de Poussin se confond ainsi avec l’art français (Cézanne dira vouloir « faire du Poussin d’après nature ») et fonde le classicisme, c’est peut-être d’abord, en effet, parce que la distance rhétorique fut, chez lui, à ce point effective. On n’entend rien à la manière de Poussin si l’on ne retient pas que l’admirable et sévère Autoportrait qui est au Louvre est celui du « peintre des Bacchanales » (en 1635 Poussin copie Le Festin des dieux, tableau commencé par Giovanni Bellini et terminé par Titien), du peintre de L’Inspiration du poète (autour de 1630), du Paysage avec saint Mathieu et du Paysage avec saint Jean à Patmos (peints l’un et l’autre l’année de son retour à Rome).
Le choix des moyens et l’ordre de leur mise en œuvre impliquent que l’on tienne compte de l’étonnante diversité d’inspiration et d’invention que maîtrise l’art du peintre. Dans le grand ouvrage qu’il vient de publier sur Poussin, Alain Mérot déclare qu’une certaine critique a fait « la part trop belle à une érudition livresque et encyclopédique que Poussin était loin de posséder...5 ». Et l’on peut sans doute convenir que la science de Poussin fut à la fois moins encyclopédique et plus considérable que celle que lui attribue une critique dont l’expérience reste en effet livresque.
Ce n’est pas seulement, dès l’âge de vingt-six, vingt-sept ans, la décision de quitter Paris et d’aller s’installer à Rome (bien que ce voyage soit alors une aventure) qui témoigne du caractère aussi réfléchi qu’existentiel de la « science » du peintre. Tout ce que l’on sait de sa biographie, et l’on en sait beaucoup plus que les historiens et les biographes veulent bien le reconnaître, confirme le trait d’un caractère exceptionnel. La vocation du peintre est tardive et ne peut pas ne pas faire événement dans une famille paysanne qui n’est pas sans relation avec la bourgeoisie. Même si l’on s’emploie à démontrer le parcours convenu de la carrière de Poussin, comme le font certains biographes, il faut reconnaître que ce parcours est initialement moins préparé que ne le fut celui d’un certain nombre d’autres artistes de ce XVIIe siècle qui, comme par exemple Simon Vouet, sont fils de maîtres peintres.
On suppose que Poussin a étudié au collège des Jésuites de Rouen jusqu’en 1610-1611. Félibien détermine la vocation de Poussin à partir de sa rencontre avec le peintre Quentin Varin qui arrive aux Andelys entre 1611 et 1612. Encouragé par Varin, Poussin précipite les événements et moins d’un an plus tard il quitte sa famille pour se rendre à Paris. Ce premier déplacement sera accompagné de nombreux autres ; les années d’études, disons de 1612 (Poussin a dix-huit ans) à 1622, vont être ainsi ponctuées d’événements peu conventionnels. À peine deux ans après son arrivée à Paris, Poussin accompagne un jeune seigneur, Alexandre Courtois, qui a l’intention de lui faire décorer sa demeure du Poitou. Le projet se révélant irréalisable, Poussin rentrera à Paris par ses propres moyens, entreprenant « à pied un chemin aussi long, dont il finit par venir à bout non sans beaucoup d’épreuves et de fatigues6». L’une des figures les plus officielles de l’art français commence sa carrière comme un « petit peintre ambulant, mendiant ici ou là une commande pauvrement récompensée. Cette sorte de peintre sans feu ni lieu [...] n’était guère mieux traitée que les ramoneurs ou les montreurs d’ours7 ». Cette aventure sera suivie autour de 1617-1618 de la décision de se rendre à Rome. Voyage qu’il entreprend et qui se termine à Florence d’où il rentre à Paris « par la suite de quelque accident8». Les informations que rapportent les biographes du XVIIe siècle (qui sont déjà des hagiographes) laissent supposer que Poussin se rendit ensuite à Lyon, où il vécut quelque temps, et que de nouveau s’éveilla pour lui « l’envie aiguë de voir Rome […] encore qu’il ne se trouvât pas fort pourvu d’argent, ayant imprudemment dépensé tout ce qu’il avait avec des amis ; mais il espérait s’en procurer en peignant en chemin9 ». « À ce propos Nicolas contait que, ne lui étant resté qu’un écu de tout son avoir, se moquant de la Fortune [...] le soir même il le dépensait joyeusement à dîner avec ses compagnons10».
Ces anecdotes ne feraient que colorer la légende du peintre si l’occasion qui détermina finalement le séjour de Poussin à Rome ne venait en confirmer le caractère. N’est-ce pas en effet par l’intermédiaire du célèbre Giambattista Marino (le Cavalier Marin) que se réalise l’installation de Poussin à Rome ? Or le Cavalier Marin, que Poussin rencontre à Paris entre 1622 et 1623, est loin d’être un personnage conventionnel. Poète lauréat de la cour de France, le Cavalier Marin fréquente les libertins d’esprit et de mœurs (ceux qui se disent alors les « déniaisés11»), Tallemant des Réaux le présente comme participant à l’une des orgies qui occupent en ces années le libertinage parisien12. Il est un très informé lecteur de Lucrèce, et « un admirateur inconditionnel de Galilée, en qui il voyait un “inventeur” de merveilles “jamais vues”13 », et le grand poème L’Adone, qui fait de lui le plus grand écrivain italien vivant en cette première moitié du XVIIe siècle, sera condamné et mis à l’index en 1627.
Ce n’est pas le moindre des esprits de ce siècle qui protège Poussin de 1622 à 1625, qui facilite l’installation à Rome, et qui le recommande au cardinal Francesco Barberini en des termes particulièrement éclairants quant à la personnalité du peintre : « Vederete un giovane che a una furia di diavolo14. » Vous verrez un jeune homme qui a l’emportement (la fureur, l’impétuosité) d’un diable. Poussin est alors âgé de vingt-neuf ans. En ce début du XVIIe siècle, à vingt-neuf ans, l’homme est encore jeune mais déjà plus ce que nous entendons par « jeune homme ». C’est en tout cas un caractère peu convenu et attaché à un milieu et à un homme aussi peu conventionnel que possible, qui arrive à Rome en mars 1624.
Faut-il penser que la mort de son protecteur (le Cavalier Marin) en 1625, la condamnation du poème (L’Adone) pour lequel il a réalisé un certain nombre de dessins, changent de tout au tout son mode d’être, de sentir et de penser dans les années qui suivent ? À partir de 1625, la biographie de Poussin tend heureusement à se confondre avec l’histoire de son œuvre. Pourtant seize ans plus tard, Poussin a alors quarante-cinq ans, l’invitation du cardinal de Richelieu à venir travailler à Paris pour Louis XIII, et les péripéties du séjour parisien, soulignent les mêmes traits de caractère indépendant, et le même goût pour la compagnie de penseurs libertins.
C’est un peintre en pleine possession de ses moyens et au sommet de sa gloire que l’on retrouve à Paris le 5 avril 1642 dans une société que n’aurait pas reniée le Cavalier Marin. Les libertins réunis à la « petite débauche virtuosa15 » du 5 avril ne sont-ils pas aussi proches de cet autre protecteur romain de Poussin, Cassiano dal Pozzo, ami de Galilée ? On trouve là Pierre Bourdelot, que Poussin a connu à Rome, Gabriel Naudé, qui revient de Rome et lié à dal Pozzo, et « une des figures majeures du mouvement libertin », Pierre Richer, qui fait partie du cercle de Naudé, Guy Patin, également lié à Naudé, Pierre Gassendi, philosophe interprète de l’atomisme d’Épicure dont il fait un rival tout puissant d’Aristote, et Poussin. Une compagnie ne comptant que les esprits les plus brillants (Guy Patin les disait : « guéris du sot16 »), et un peintre dont tout tend à démontrer qu’il n’était pas là par hasard.
À quarante-cinq ans, Poussin n’est pas plus conventionnel qu’à vingt-neuf. Il faut voir ce qu’il en est de la biographie et de l’installation de Vouet en ces mêmes années, pour comprendre que Poussin cède une place qui n’est pas la sienne et prend définitivement vis-à-vis des peintres de la cour, et vis-à-vis de son siècle, la distance nécessaire à cette clarté d’invention et de pensée qui n’est qu’à lui seul. Distance : intelligence rhétorique qui est celle du milieu de penseurs, médecins, bibliothécaires, écrivains, que fréquente Poussin. Distance : intelligence rhétorique qui justifie aussi comme discours la place et l’œuvre de Poussin dans ce milieu. En septembre 1641, il écrit de Paris à Cassiano dal Pozzo : « Je le jure à V.S., si je restais beaucoup de temps dans ce pays, il faudrait que je devinsse un bousilleur comme les autres qui sont ici. » Il écrit encore plus déclarativement : « C’est un grand plaisir de vivre en un siècle là où il se passe de si grandes choses, pourvu que l’on puisse se mettre à couvert en quelque petit coin pour pouvoir voir la comédie à son aise. »
On constate et on s’étonne que de « ce petit coin » (!), Rome, Poussin, dès son retour, en 1643, se plaise particulièrement à la lecture des Essais de Montaigne, le seul auteur qu’il cite dans sa correspondance. Faut-il, comme certains le font, ne voir là qu’une limite de la curiosité intellectuelle de Poussin ? Ne faut-il pas, tout au contraire, y voir la poursuite d’une même politique et une fidélité à sa propre pensée, comme à celle des hommes qui lui permirent de se réaliser et de réaliser son œuvre en toute liberté ? Pourquoi ne pas considérer la présence de Montaigne dans les lettres de Poussin en fonction des vers de Lucrèce (ce poète latin si cher à Giambattista Marino) qui viennent pratiquement conclure le IIIe Livre des Essais : « Ce que je ne puis exprimer je le montre du doigt : ces brèves indications suffisent à un esprit pénétrant, à leur lumière tu pourras découvrir le reste par toi-même. »

Marcelin Pleynet.
ENSBA, 1991.

 

1. A. Gide, Journal, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard.
2.
Ph. Sollers, « Lecture de Poussin », L’Intermédiaire, Seuil, 1963.
3. J. Thuillier, Simon Vouet, catalogue, Réunion des musées nationaux, 1990.
4. Ph. Sollers, « Lecture de Poussin », L’Intermédiaire, op. cit. J. Thuillier confirme le propos de Sollers dans sa biographie de Poussin, où il écrit : « La construction complexe de sa phrase dès qu’elle se veut grave ou solennelle, comme les images savantes et soigneusement développées, appartiennent à la rhétorique qu’on enseignait justement dans les premières années du siècle, et Poussin ne s’en débarrassa jamais. »
5. A. Mérot, Poussin, Hazan, 1990.
6. A. Félibien, Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes (1666-1688) : Nicolas Poussin, P. Cailler, 1947.
7. J. Thuillier, Nicolas Poussin, Fayard, 1988.
8. A. Félibien, Entretiens…, op. cit.
9. G. B. Passeri, Le Vite de’pittori, scultori ed architetti che hanno lavorato in Roma, morti dal 1641 fino al 1673 (1650-1679), Rome, 1772.
10. G. P. Bellori, Le Vite de’pittori, scultori ed architetti moderni (1672), Turin, 1976.
11. J. Thuillier, Poussin, op. cit.
12. Tallemant des Réaux, Historiettes, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, Gallimard.
13. M. Fumaroli, « L’Inspiration du poète » de Poussin, Réunion des musées nationaux, 1989.
14. Roger de Piles, cité par J. Thuillier dans Poussin, op. cit.
15. J. Thuillier, Poussin, op. cit.
16. Ibid.