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Blévy

3 juillet 1980

Je ne peux m'empêcher de noter ici l'émerveillement qu'est pour moi cette maison simplement liée au passage des saisons, à la régularité et à la constance des années. Dès la première journée je me retrouve attentif aux arbres, dont les fruits très bientôt tireront les branches vers le sol ; aux herbes, aux fleurs qui envahissent la cour… Je m'attarde à la forme des nuages, aux éclats de soleil perçant brusquement derrière l'étouffante masse de glycines mauves qui parfume le perron. Je passe une partie de la journée à m'installer. Je dégage les fenêtres de la bibliothèque et celle du petit salon du premier étage de la glycine qui les envahit. Lorsque le soir arrive je me suis fatigué à ces travaux d'aménagement et je n'ai pas, si peu que ce soit, travaillé pour moi… un peu peut-être sans doute dans cette façon que j'ai de reconnaître les lieux. Après six heures le jour commence à s'éteindre et comme les nuits sont fraîches j'allume un feu dans la cheminée de la bibliothèque ; le bois est encore un peu vert, il brûle difficilement pendant que j'écris ces lignes.


23 décembre 1980

Il est rare, à l'exception des périodes de très grand froid où les cheminées servent de chauffage d'appoint, il est rare que la maison vive et s'éclaire ainsi de tous ses foyers. La clarté des lampes se mêle au rougeoiement de l'âtre qui tremble dans la pénombre sur la reliure des livres, sur le bras d'un fauteuil…
Dans la chambre toutes lampes éteintes et jusque très avant dans la nuit, les flammes déchirent, des lambris au plafond, de grandes fresques lumineuses et vives. Je passe de longues heures dans le monde de demi-sommeil et de clarté qui garde la maison. Au matin de ma quarante-septième année, cette sensation m'entraîne près de trente-cinq ans en arrière dans cette campagne du Chablis où l'enfant fermé et borné que j'étais se confortait passionnément, dans les champs et dans les bois, d'une secrète et bienheureuse expérience d'isolement et de solitude. Je n'ai rien perdu de ce monde de solitude, de cette expérience vraie, parce que sans mesure, du monde, des êtres et des choses, de ce sentiment plein et vide, du plein et du vide exaltant de l'expérience, tel qu'il évoque le chant, le poème et la voix. Tout ce que j'ai pu noter dans ces journaux de la maison et de la campagne où je me retrouve, non pas plus heureux mais plus clair avec moi-même, ne tient qu'à l'évocation de cette solitude accordée. D'un rien de silence, d'un trou, d'une brèche dans la suite des heures, d'un rayon de soleil coupant le toujours divergeant décor, naît, comme au détour, ce rien mélodieux qui entraîne la pensée.

 

Extraits de L'Amour, coll. "POL", Hachette, 1982.