Le mémorialiste

Blévy, 1er janvier 1997

De la fenêtre du bureau la vue s'étend jusqu'à la rivière et la ligne des peupliers qui ferment l'horizon. Depuis des années et des années et plus encore, chaque matin, à l'aube, cette campagne d'Eure-et-Loir s'ouvre comme de l'intérieur sur l'horizon sans fin, la prairie proche, les champs du ciel… Des nuages parfois passent sur la page blanche où déjà une voix se fait entendre et qui ne consiste qu'à être là, immobile derrière cette table comme une fenêtre sur la terre… J'imagine… Non, je n'imagine rien. Chaque matin à cette table, à l'aube, rien d'autre… le temps de prendre mon stylo et de traverser la page… le charme du jardin, les magnolias, le parc, l'allée et la perspective entre les grands chênes, la prairie. Au fond le ruban de la rivière, une barre d'argent, les peupliers. Chaque matin tout s'ouvre à nouveau devant moi sur la voie droite.

Je suis sans doute le seul à pouvoir faire ce qu'ils attendent. Et cette occupation en vaut bien une autre. Enfin je le connais mieux que quiconque. Il vit là, tout à côté. Lorsque j'ai acheté cette maison, il y a bien des années, je la savais proche de la Ferté-Vidame. Venant de Chartres, comme de Dreux, on s'élève et on sent l'air devenir plus humide et plus froid. Les brouillards sont épais et fréquents. Il gèle plus tôt en automne et plus tard au printemps. Les plus belles forêts sont là, celle de la Ferté, de Senonches, de Châteauneuf, les bois du Jaudrais. Le château fut détruit, reconstruit, détruit à la Révolution, reconstruit, brûlé. Il n'est plus qu'une géante carcasse qui découpe le ciel de ses fenêtres vides. L'église fut édifiée par son père en 1658, façade de briques roses, pilastres, volutes et fronton ; accueillante, familière et calme, toujours vivante aux premières heures. Aux premières heures, Monsieur de Saint-Simon sort de sa maison. Le jour est à peine levé. Une matinée grise. Son haleine se fige dans l'air froid. Il se tourne vers la forêt que découpent de grandes allées en étoile. Elles sont toujours là. Il est toujours là à la première messe, dans la chapelle, seul avec le curé. Les deux hommes ne se parlent pas. Silence humide. La même cérémonie silencieuse chaque matin. Parfois quelques paroles rares, toujours les mêmes d'une année sur l'autre. C'est comme s'il n'y avait plus de temps, comme si on entrait dans le temps, comme s'il n'y avait plus d'année. Chaque matin sortir pour aussitôt entrer dans la bibliothèque et se mettre à sa table devant un grand feu. Le clavier, le crépitement de la méditation et la mémoire devant ce feu qui brûle. “Nul événement général ou particulier historique n'annonce nécessairement ce qu'il causera, et fort souvent fera très raisonnablement présumer au contraire.”
De 1723 à 1755 le mémorialiste travaille à la Ferté-Vidame : “Celui qui écrit l'histoire de son temps, qui ne s'attache qu'au vrai, qui ne ménage personne, se garde bien de le montrer. Que n'aurait-on point à craindre de tant de gens puissants, offensés en personne ou dans leurs plus proches par les vérités les plus certaines et en même temps les plus cruelles. Il faudrait donc qu'un écrivain eût perdu le sens pour laisser soupçonner seulement qu'il écrit.”

Je vous le ferai comme vous voulez.

L'église de Blévy est au moins deux fois plus grande que celle de la Ferté. J'en fais le tour pour rentrer chez moi. On n'y célèbre plus la messe que trois ou quatre fois l'an. Alors je l'entends résonner comme un bourdon, épaisse, lourde des voix qui s'élèvent sous les voûtes. Puis elle se vide à nouveau, elle est là, fidèlement, basse, chaude, massive dans son sommeil.

Je vous le ferai comme vous voulez, mais à ma manière.
Le bruissement des arbres. Le ciel maintenant doré. Les premières couleurs. Je les emporte avec moi. Ici et là… la même transparence, le même accueil matinal. Ici comme à Florence, à Rome, à Taormina ou sur la mer Égée. Tout pareil. Le même entretien et cette percée de la lumière grise, rose ou bleue qui s'impose progressivement. À Dublin, Buck Mullingan, dans l'air suave du matin, psalmodiant “Introïbo ad altare Dei”. Ça commence comme ça, les dieux ne sont pas loin, quelque chose est attendu. Bénie soit la clarté qui bénit.
Ici chaque matin trace la perspective, et les ombres peu à peu, elle conduit aussi loin que mon cœur peut le désirer. Et encore bien plus loin, jusqu'au détroit, jusqu'à la passe où des voix se font entendre d'un charme inouï et qu'il faut écouter sans les suivre. Chaque matin aux premières heures, comme au premier jour de l'année, quelque chose est attendu, une certitude qu'il faut risquer. Ils le savent si bien qu'ils en rient. C'est comme un rire léger qui froisse la surface de l'eau et argente le feuillage des oliviers. Chaque seconde immobile, chaque minute suspendue dans l'instant, construite suspendue en elle-même et déjà conduite, précipitée dans le jour qui vient. Appuyé sur cette pesanteur, chaque matin la feuille blanche est comme une roue ouverte à toutes les révélations, chaque éclat sur le mur, sur la prairie, les premières notes d'une partition. Immobile et conduit je trouve, je retrouve la vision assurée, la mémoire et l'oubli ouverts aux deux bouts… et le cheminement sur la terre.
La reliure des livres brille dans la pénombre, le jour à la fenêtre le dispute à la clarté des lampes. Le soleil passe de l'autre côté.

Fiction vivante. Hommage à la pensée du mémorialiste, le premier jour de l'an.


« Situation », L'Infini, n°58, été 1997. Extrait.