La place de la Concorde ouvre la rive gauche sur la rive droite, la périphérie sur le centre, le Paris historique du Louvre sur le Paris de la Belle Epoque, du Petit Palais et des Champs-Elysées. Elle est comme la plaque tournante, le centre de l'exposition universelle et permanente des grandes vitrines de la capitale.
Près du Pont Alexandre-III, les palais des expositions se perdent dans l'ouverture panoramique qui les domine. De l'autre côté, l'Elysée, le palais présidentiel, n'est qu'un pavillon de luxe.
Lorsque les Français ont pris la Bastille, ils n'ont pas fait du plein, mais du vide. Trop de vide, peut-être ? Tant de vide que certains n'en sont pas revenus. Si l'on devait donner la formule de l'esprit français, en ce qu'il ne ressemble à aucun autre, et en conséquence inquiéterait, je dirais qu'il fait de la place. Non pas comme le baroque italien en manière, en révulsion extatiques, mais plus tranquillement et heureusement pour se complaire et se plaire à lui-même, pour dégager le panorama des croyances inutiles et des autres, pour la circulation, les besoins du plaisir et les jeux rhétoriques de l'esprit.
Du siècle de Louis XIV au siècle de Voltaire, même combat. Il faudrait enseigner aux enfants que c'est l'esprit même du siècle de Louis XIV (Molière) qui renverse la Bastille. Au demeurant, peu importe, tout passe dans l'air vide et plein de musique : sonate, fanfare, orchestre de la lumière. À vous de jouer.
Le soleil frappe de côté et soulève, enlève, emporte les chevaux de Marly de part et d'autre de l'obélisque de Louksor qui semble ici d'une taille très raisonnable.
Lumières pâles, jaunes et bleues. Diagonales rasantes vers les jardins.
Quelques silhouettes passent au loin, des taches violettes et grises. Quelques voitures sur la place comme des jouets d'enfant… Et le vaste ciel étendu, à peine bleuté, lumineux, transparent.
Tout est possible si je veux bien accompagner le spectacle qui s'offre à moi. Celui-là ou un autre. Celui que chacun croit devoir se donner à lui-même en se donnant aux autres.
Je veux bien accepter les rôles qu'on me propose et en jouer la comédie, mais pourquoi me laisserais-je entraîner à y croire ? J'y trouve ce que je cherche, en faisant au mieux avec ce qui s'y trouve et que je ne cherche pas. J'aurai progressivement réussi à ce que mon plaisir m'occupe sans me préoccuper. H., J., L. maintenant… essaient de me convaincre… de quoi ? D'aimer, de ne pas aimer, de haïr, de vivre, de ne pas vivre, de sentir, de penser comme eux… Que sais-je ?
Je suis là, présent au spectacle que la ville se donne à elle-même, et cette seule présence me convient.
Je m'appuie un moment aux grilles du parc des Tuileries. J'allume une cigarette. Tout est calme encore. L'air est doux, brillant.
Les Voyageurs de l'an 2000, coll. « L'Infini », Gallimard, 2000. Extrait.