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L'épopée d'Ezra Pound

« Le hall de l'enfer »
À l'aube du XXIe siècle, au temps de la constitution de l'Europe, de l'établissement d'une nouvelle monnaie (l'euro), des questions sur la mondialisation, la lecture des Cantos engage plus que jamais un retour rétrospectif sur le siècle passé et sur ses classiques : Joyce, Céline, Pound.
Né aux États-Unis, à Hailey (Idaho) en 1885, mort à l'hôpital SS. Giovanni e Paolo, à Venise (Italie), en 1972, Ezra Pound, pour le meilleur et pour le pire, assumera dans son œuvre, et notamment dans Les Cantos, l'essentiel de ce qui constitue un siècle dont les bouleversements se réalisent expressivement dans la monstruosité des deux grandes guerres mondiales.
Si Les Cantos se présentent comme une sorte d'épopée, le récit poétique d'événements propres à l'établissement de la culture occidentale, et de ses fondateurs, ils n'en sont pas moins étroitement liés à l'aventure d'un homme, à la vie, à la sensibilité propre de leur auteur, et à son temps.
C'est significativement que, en 1962, lors d'un entretien, Pound déclare avoir commencé à écrire Les Cantos « vers 1904 », date à laquelle il a découvert La Divine Comédie de Dante, bien que l'on sache que le projet du poème ne commence à se réaliser qu'en 1915.
Ces deux dates n'en sont pas moins significatives. Les Cantos commencent avec la découverte de l'œuvre de Dante, dans une université américaine, et Pound s'engage dans leur rédaction, à Londres, l'année même où il apprend la mort dans les tranchées, de son ami le sculpteur Henri Gaudier-Brzeska.
Très vite Les Cantos sont habités par les souvenirs de la guerre, les amis morts, la situation sociale : « le prix de la vie en Occident », le trafic des armes : « Mon travail m'avait conduit à ne plus voir les guerres l'une après l'autre comme de simples accidents, mais comme partie intégrante du système. » Pound n'en démordra pas, en 1962, à la suite d'une autre guerre bien autrement meurtrière, il déclarera : « J'écris pour m'opposer à cette idée que l'Europe et la civilisation sont damnées. »

« Le mur des siècles »
Il fallait sans doute venir d'ailleurs, l'Amérique, et être cet Américain-là, pour prendre la mesure, l'ampleur poétique, du désastre annoncé, et en assumer la perspective historique. Dès le premier « Canto », épigraphe, fronton à l'ensemble de l'œuvre, Pound annonce la couleur en traduisant, presque littéralement, l'épisode de la descente aux enfers et de la consultation des morts par Ulysse, aux chants X et XI de L'Odyssée.
Hommes, œuvres, monuments, documents, histoires, légendes, on pourrait faire figurer en tête des Cantos le célèbre vers de Hugo : « J'eus un rêve : le mur des siècles m'apparut. » Mais là où Victor Hugo suit « le grand fil mystérieux du labyrinthe humain : le Progrès », et projette ce qui en est attendu, de ce « progrès », Pound n'attend plus rien. L'expérience, la sienne et celles de ses aînés immédiats, l'ont convaincu : la vérité a déjà eu lieu et elle a été trahie. Dante, qu'il compare à Mencius, reste à penser. Et il s'en explique : « Ça a d'abord commencé comme ça : il y avait six siècles à empaqueter. Il fallait s'occuper de tout ce qui ne se trouvait pas dans La Divine Comédie. La Légende des Siècles de Victor Hugo ne constituait pas un bilan, mais une compilation de lambeaux d'histoires. Le problème était d'ériger un cycle cohérent, ramenant l'esprit contemporain à celui du Moyen Âge après l'avoir soigneusement débarrassé de la culture classique dont il était inondé depuis la Renaissance. »
Mais le Moyen Age lui-même est à repenser et le projet suppose implicitement l'établissement et la conquête d'une autre histoire. C'est donc le sens, la « valeur » des portées historiques d'une culture que, dans son effondrement guerrier, il faut reprendre et repenser, c'est-à-dire écrire autrement. De ce point de vue, le projet des Cantos est proprement monumental. Il participe dans sa dynamique, dans ses admirables réalisations, comme dans ses limites, d'une ambition, d'une force et aussi, disons le mot, d'une crispation musculaire et morale sans exemple dans l'histoire de la poésie du XXe siècle.
Il faut savoir qu'Ezra Pound a écrit et publié plusieurs volumes de poésies avant de se consacrer, pendant plus de cinquante ans, exclusivement à l'écriture des Cantos, qui ne voient le jour qu'à partir du moment où le poète trouve une forme susceptible d'assumer sa vision à la fois ponctuelle, fragmentée, discontinue et panoramique de l'histoire.
L'œuvre d'Ezra Pound s'impose, et produit un événement sans précédent dans l'aventure de la poésie moderne, le jour où le poète découvre l'étude de Fenollosa sur Le Caractère écrit chinois. Il en retient que, dans le procès de composition de l'idéogramme, « deux choses adjointées ne forment pas une troisième chose, mais suggèrent une relation fondamentale entre elles ». Fort de cette découverte, qui implique que « lire le chinois ce n'est pas jongler avec des concepts, mais observer les choses accomplir leur destin », Ezra Pound va s'employer à faire dialoguer entre elles, dans l'accomplissement actuel de leur destin, les figures fragmentaires et dispersées, des civilisations, des langues et des cultures. Et plus essentiellement la culture occidentale et la culture orientale, à travers Dante et Confucius. On doit ainsi comprendre que les pictogrammes chinois qui figurent dans les Cantos s'imposent comme manifestation essentiellement programmatique de l'œuvre.
Au cours du « Canto LXXVII », Pound accompagne la présence de deux idéogrammes chinois du commentaire : « Savoir ce qui précède xian.jpg et ce qui suit Hou.jpg vous aidera à mieux comprendre ce qui se passe. »

« La musique »

On entendra que la monumentalité du projet, et sa réalisation, ne sont pas, en conséquence, sans soulever de très nombreuses difficultés d'interprétation et de lecture. Lié au tissu complexe de relations qu'il établit entre des éléments transhistoriques (citations, situations, évocations, références politiques, économiques, linguistiques, artistiques...), chaque « Canto » présente des difficultés, voire des opacités de lecture, qu'il ne faut pas dissimuler. Et moins encore dans la mesure où Pound en revendique le sens porté et l'intelligence mobile. Dans une lettre adressée à Thomas Hardy, en 1921, il écrit : « Je suis parfaitement désireux d'exiger que le lecteur lise avec autant de soin qu'il mettrait pour un texte grec ou latin un peu difficile. »
La poésie de Pound, qui, des années 1920 aux Cantos pisans (1948), est de plus en plus didactique, ne fera jamais l'économie de cette exigence. À un jeune poète, admirateur de l'ensemble des Cantos, mais qui ne comprend pas pourquoi Pound a mis une partition musicale dans l'un des Cantos pisans, Pound répond : j'entends que « vous ne lisez pas la musique ».
C'est là incontestablement un des problèmes que pose cette édition française de l'œuvre de Pound. À l'exception des traductions de Denis Roche, la musique savante manque totalement à la transcription française de la prosodie poundienne. Il en est malheureusement souvent ainsi des traductions. Cela n'en est pas moins particulièrement douloureux appliqué à un poète qui a consacré un temps considérable à ce problème, et dont l'œuvre principale se constitue de l'intelligence active et du jeu musical qui associent entre elles les langues les plus diverses.
Faute « du rythme qui en poésie correspond exactement à l'émotion ou au degré d'émotion à exprimer* » on aurait pu attendre, près de trente ans après la mort de Pound, une édition française qui éclaire le sens et les portées des Cantos en les accompagnant d'un index et d'une chronologie rigoureuse**. Il n'en malheureusement rien. Sans index, et curieusement clanique, tendancieuse, partielle, la chronologie de cette édition exclut par exemple aussi bien l'histoire de l'Europe que celle des États-Unis (qui occupent pourtant une place centrale dans Les Cantos) pour s'encombrer de très misérables casseroles poétiques. Tout reste à faire en deçà et au-delà de cette édition qui, comme les précédentes, permet pourtant heureusement d'évoquer aujourd'hui le nom de Pound et de partager avec lui cette certitude :

« Ce que tu aimes bien demeure,
le reste n'est que cendre
Ce que tu aimes bien ne te sera pas arraché
Ce que tu aimes bien est ton seul héritage
À qui le monde, à moi, à eux
ou à personne ?
D'abord tu as vu, puis tu as touché
Le Paradis, même dans les corridors de l'Enfer,
Ce que tu aimes bien est ton seul héritage,
Ce que tu aimes bien ne te sera pas volé.
»

 

 

* Ezra Pound, « L’Art de la poésie », traduit par Denis Roche, Tel Quel, n°11, automne 1962.

** Un tel « index » (Annoted index to The Cantos of Ezra Pound) a été publié pour la première fois par John Hamilton Edwards et William W. Vasse, aux Presses de l’Université de Californie, en 1957. Remis à jour en 1974, il comporte une chronologie très complète des événements politiques, économiques et culturels. C’est un instrument indispensable et faute duquel Les Cantos sont massivement versés au compte du bavardage insignifiant qui constitue aujourd’hui majoritairement le genre poétique.

Les Cantos d’Ezra Pound. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jacques Darras, Yves di Manno, Philippe Mikriammos, Denis Roche, François Sauzey, coll. « Mille & une pages », Flammarion, 2002.

 

Texte paru dans Le Monde du 8 février 2002 ; repris dans « Situation », L'Infini, n°79, été 2002.